lundi 7 janvier 2008

Sciences "arabes" : non à l'impérialisme culturel !

Rencontre avec deux Iraniens

vendredi 14 décembre 2007, par Rezki Mammar
Le médecin Avicenne et le philosophe Averroès ne sont pas des scientifiques arabes. Le premier est perse, le second berbère. L'exposition intitulée L'Âge d'or des sciences arabes, organisée par l'Institut du monde arabe de Paris, a pourtant naturalisé des centaines de savants à leur insu, ce dont Kabyles.net vous avait déjà fait part dans l'article intitulé [Les « sciences arabes » à l'Institut du Monde Arabe : propagande revancharde. Une seule voix est venue dénoncer cette démarche, celle de l'Association des passionnés de la culture iranienne et de la langue perse (APCILAP). Nous avons rencontré deux de ses membres, auteurs d'une pétition. Au cours de notre entretien, ils insistent sur la nécessité de réaffirmer la diversité culturelle du monde islamisé du Moyen Âge et dénoncent l'arabisation forcée de cet immense patrimoine.

Kabyles.net : Comment est née la pétition contre l'expression « Sciences arabes » ?

Jaleh Daftarian : Nous avons créé une association pour la langue persane, pour préserver sa qualité et son originalité et défendre la culture iranienne. J'en suis la présidente. Un jour, une amie m'a appelée et m'a dit " Jaleh, il y'a dans les boutiques iraniennes une pétition lancée par un compatriote. Va la lire et signe-la si tu es d'accord ". C'est ce que j'ai fait et j'ai aussi téléphoné à Mehran. Il est venu nous voir, moi et les membres de l'association, et depuis nous travaillons ensemble sur beaucoup de sujets, mais surtout la pétition contre l'exposition de l'Institut du monde arabe.

« 80% de ces savants ne sont pas arabes »

Mehran : Les Iraniens et beaucoup de gens dans le monde savent qu'il y a eu beaucoup de scientifiques entre le VIIIème et le XVème siècle. Ces scientiiques, qu'ils soient persans, nord africains, turcs, syriens ou indiens ont fait vivre les sciences dans les pays islamisés à l'époque. Malheureusement, ces dernières années, certains nationalistes arabes ont profité notamment de la faiblesse du pouvoir politique à Téhéran et ont attribué la nationalité arabe aux scientifiques non arabes. C'est dans ce contexte que l'Institut du monde arabe de Paris a organisé une exposition intitulée "L'âge d'or des sciences arabes", une formule que nous contestons. Nous considérons qu'il s'agit d'une grave erreur, car selon nous 80% d'entre eux ne sont pas arabes. Certains mêmes comme Omar Khayyam n'étaient pas musulmans, il était considéré comme hérétique et était surveillé par les autorités. Nous demandons aux scientifiques et à toutes les personnes honnêtes de reconnaître l'héritage de ces différents peuples.

Comment faudrait-il intituler cette exposition s'il fallait en changer le nom ?

M : Claude Allègre, qui était ministre de l'Education nationale a écrit un Dictionnaire des amoureux des sciences. Si vous prenez ce livre à la lettre " A " à " Arabes (sciences) ", il dit lui-même que beaucoup de scientifiques comme Khayyam, comme Avicenne, comme Averroès sont considérés à tort comme arabes. Beaucoup de chercheurs savent qu'ils n'étaient pas tous arabes. Meme en surfant sur Google, généralement vous trouvez le lieu de leur naissance, de leur mort et la vérité sur leur nationalité.

« Il ne faut pas dire " auteurs arabes " ni "musulmans" »

JD : Si un écrivain français rédige un livre en anglais, direz-vous qu'il s'agit d'un auteur français ou anglais ? Nous sommes dans le même type de situation. Il ne faut pas dire " arabes " ni " musulmans ". Nous sommes bien d'accord que ce sont des savants écrivant en langue arabe classique, mais ils sont perses, turcs, syriens, berbères... Le jour où l'organisateur de l'exposition Eric Delpont a donné une conférence, j'ai expliqué que la plupart des articles et ouvrages parlent de " sciences islamiques ", cela n'existe pas, c'est comme si on disait " sciences catholiques ".

« Il y a eu manipulation »

M : Ces territoires : l'Afrique du Nord, l'Egypte, la Syrie et l'Iran étaient islamisés, on peut donc parler des sciences des pays islamisés, comme le dit Claude Allègre. Le théoricien de l'Institut du monde arabe, un certain Ahmed Djebbar a écrit un livre et vous voyez le titre: "Une histoire de la science arabe." L'énoncé de cette exposition vient de lui. Dans son ouvrage, il cite les noms de plus de 150 scientifiques. Or Al Kashi par exemple vient de Kashan en Iran. On voit clairement qu'il y a eu manipulation, il a appelé " arabes " tous les intellectuels entre le VIIIème et le XIVème siècle.

JD : Ce qui est gênant c'est que ce n'est pas la première fois. Mais plus le temps passe et plus l'agressivité augmente. Malheureusement, le gouvernement de la République islamique d'Iran n'est pas intéressé par ce sujet, au contraire. Alors c'est à nous les citoyens, sans moyens, de défendre notre patrimoine. En France par exemple nous avons une ambassade dotée d'un service culturel. Nous leur avons téléphoné pour leur demander s'ils ont réagi, mais cela ne les préoccupe pas.
« Baghdad, les Mille et une nuits, les chiffres...ne sont pas arabes »D'ailleurs, au-delà des sciences, une grande partie du patrimoine perse a été confisquée. Les Mille et une nuits par exemple...

JD : Justement, en parlant des Mille et une nuits, Shéhérazade, la jeune femme qui les raconte porte un prénom iranien et pourtant on considère qu'il s'agit d'une oeuvre arabe.

M : Même la ville de Bagdad porte un nom perse, il veut dire " Don de Dieu ". La France semble avoir une politique pro arabe, surtout depuis la décolonisation. Il y a aussi l'enjeu pétrolier. Mais quand nous avons distribué des tracts à la sortie de cette exposition, des gens nous ont remerciés de leur avoir appris des choses : que ces scientifiques ne sont pas arabes, que les chiffres sont indiens et ainsi de suite. Heureusement tous les pays ne sont pas dans cette situation. Aux Etats Unis par exemple National Geographic a rebaptisé le Golfe Persique en Golfe Arabo-Persique, mais devant les protestations, il a été contraint de retirer tous les ouvrages contenant le nouveau nom.

JD : Nous ne sommes contre personne, ni les Arabes, ni les musulmans, mais contre l'injustice.

Où en est la pétition ?

M : Nous avons recueilli plus de mille signatures.
JD : Nous avons fonctionné par le bouche à oreille. La page web de la pétition est en anglais et en français, elle sera ouverte jusqu'à fin avril. A cette date là, nous préparons une lettre comportant les signatures et nous renverrons aux différents médias, au ministère de la Culture, à l'Institut du monde arabe et aux ambassades des pays concernés.

L'Institut du monde arabe met en valeur une seule culture, est-ce qu'il ne faudrait pas créer d'autres institutions ?

JD : A l'époque du Shah, sur l'avenue des Champs Elysées, à côté du siège de Iran Air se trouvait une Maison de l'Iran. Mais le nouveau régime ne l'a pas maintenue. Notre rêve serait de créer une autre institution. Malheureusement, cela demande beaucoup d'argent.

Entretien réalisé par Rezki Mammar.

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(...)

L’appellation « Sciences Arabes » est un hold-up sur des sciences notamment indo-persanes. Le fait que ces savants, philosophes et écrivains aient rédigé leurs textes en arabe ne signifient en rien qu’ils étaient eux-mêmes Arabes. Bagdad, la capitale du califat Omeyyade et le centre de la “civilisation arabe” n’était à cette époque en rien une ville arabe. Le nom même de la cité est Perse (des mots bagh (Dieu) et dad (donné) : ville « donnée par Dieu ») et ses architectes, sous le calife abasside Al-Mansur, furent non pas des Arabes mais un ex-zoroastrien perse, Naubakht, et un juif de Khorasan (Perse), Mashallah. Les plans de la ville sont typiques de l’architecture perse et rappellent notamment ceux de Firouzabad. La population de la ville lors de l’époque de sa splendeur, entre le VIIIème et le Xème siècle, était majoritairement non-arabe : on y trouvait surtout des Kurdes, des Perses de Khorasan et des Assyriens.

Les Arabes se contentaient d’y détenir le pouvoir politique, alors que le commerce et les sciences étaient aux mains de non arabes. Les grands noms de la médecine et de l’alchimie de l’époque, les Al-Tabari, Al-Razi et autres Ibn Sinna venaient tous de Perse (et d’une famille juive, dans le cas d’Al-Tabari). S’ils écrivaient en langue arabe, c’est pour la bonne raison que le pouvoir politique de l’époque était arabe et privilégiait cette langue. Ils s’exprimaient dans la langue de l’empire, afin que leurs travaux soient lus et appréciés. Les englober sous le vocable de « scientifiques arabes » est un abus de langage.

A ce compte, on peut décrire Mouloud Feraoun ou Mouloud Mammeri comme des écrivains français, puisqu’ils écrivaient dans la langue de l’empire de leur époque, de la même façon le grand romancier indien R.K. Narayan peut-être considéré comme anglais puisqu’il a rédigé ses romans dans la langue de Shakespeare, qui était celle de l’empire colonial dans lequel il était né. Or, Feraoun et Mammeri sont connus comme des auteurs kabyles algériens et personne n’a dénié à Narayan l’appellation d’écrivain indien. Il n’y a donc pas de raison valable pour que les savants Perses, Kurdes, Indiens, Assyriens, Juifs, Berbères, Andalous... qui firent la gloire scientifique du monde musulman entre les VIIème et le XIIème siècle soient affublés du vocable « arabe ».

Finalement, je suis sorti de cette exposition avec un profond malaise. L’exposition m’a laissé l’impression d’une « propagande revancharde » à destination des occidentaux et a une campagne d’auto-persuasion à destination des organisateurs afin de soigner ce problème d’estime de soi des peuples arabes. Le problème est que cette (tentative) de thérapie se fait avec l’argent des contribuables... français.


http://www.kabyles.net/Les-sciences-arabes-a-l-Institut,1296.html

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