jeudi 17 janvier 2008

Irshad Manji, le cauchemar des intégristes

Irshad Manji, le cauchemar des intégristes
LE MONDE 16.01.08

Elle se doutait bien, Irshad Manji, que la publication d'un livre pamphlétaire sous forme de lettre ouverte à " (ses) chers musulmans" allait bouleverser sa vie. Elle pressentait que son langage direct - "J'éprouve un malaise absolu en pensant à toutes les fatwas proclamées par le brain-trust de notre religion, pas vous ?" - et ses appels à "mettre fin aux tentations totalitaires qui rodent dans l'islam dominant" allaient susciter les foudres des conservateurs. Elle savait aussi qu'on l'accuserait d'incompétence, d'hérésie, de trahison, et que les agressions les plus violentes viendraient de la communauté musulmane, de ceux-là mêmes qu'elle entendait libérer.

Elle s'était adressée à Salman Rushdie : encouragerait-il une jeune femme à exposer délibérément sa vie au chaos ? L'écrivain n'avait pas hésité : "Un livre est plus important qu'une vie." Ce fut l'impulsion décisive. The Trouble with Islam Today, publié en français sous le titre Musulmane mais libre (Grasset, 2004), était aussitôt sur les rails. Décapant. Ecrit d'un seul jet. Avec flamme et érudition.
Cela faisait trop longtemps qu'Irshad Manji, Canadienne d'origine indienne, ressentait comme un outrage intolérable le terrorisme et les violations des droits de la personne perpétrées au nom du Coran. Trop longtemps qu'elle constatait, avec rage, la tyrannie exercée par les régimes islamistes à l'égard des femmes. Elle devait s'en mêler. Secouer la torpeur de la communauté musulmane, l'obliger à remettre en question certains dogmes et prôner une interprétation critique des textes sacrés.
"Avec notre bruyant apitoiement sur nous-mêmes et nos silences ostentatoires, nous autres, musulmans, conspirons contre nous-mêmes, écrit-elle. Nous sommes en crise et nous entraînons le monde entier avec nous. S'il y a jamais eu moment pour une réforme de l'islam, c'est aujourd'hui !" L'effet fut foudroyant. Les fatwas et menaces de mort affluèrent, un imam de Vancouver qualifia Irshad de criminelle bien plus dangereuse qu'Oussama Ben Laden. Mais le public suivit.
Outre le succès énorme remporté par le livre en Amérique du Nord, puis en Europe, en Israël, au Brésil, en Australie, son propos suscita sur Internet une immense onde de choc. Et des centaines de jeunes correspondants éparpillés dans des pays arabes supplièrent l'auteure de le traduire dans leur langue. "Vous connaissez un seul éditeur qui aurait les tripes de publier ce livre en arabe ? ironisa Irshad. Eh bien, faites-le traduire vous-même et publiez la traduction sur Internet !" L'idée lui parut lumineuse.
En l'espace de quelques semaines, le phénomène fut planétaire. Du courrier arrivait de partout. 150 000 téléchargements en arabe la première année, 300 000 en deux ans. Encouragée, Irshad commanda des traductions de l'ouvrage en persan et en ourdou. En six mois, chacun des textes fut téléchargé plus de 100 000 fois. "C'est dire l'appétit de débats et de réformes chez les jeunes musulmans, insiste-t-elle. Ils brûlent de percer la chape de plomb sous laquelle on les maintient. "Continuez !", disent-ils."
Elle continue. Ecrit. Voyage. Interpelle. Multiplie les conférences et les tribunes dans la presse internationale, dénonce les attaques dont sont victimes les défenseurs d'un islam ouvert et libéral, anime un site Internet particulièrement interactif (http://www.irshadmanji.com/), ne refusant aucun sujet de débat : mondialisation, conflit israélo-palestinien, crimes d'honneur, égalité hommes-femmes.
Les téléspectateurs américains découvrent, médusés, le visage fin et rieur de cette femme de 40 ans, tonique, si intrépide, à laquelle les universités mais aussi CNN font de plus en plus appel. Son histoire ? Celle d'une petite immigrée, chassée d'Ouganda avec sa famille musulmane par Idi Amin Dada en 1972 et débarquée à Vancouver, où elle passa une enfance studieuse entre une mère aimante et un père violent, le collège où elle excellait et la madrasa (école musulmane) où ses questions iconoclastes lui valurent une expulsion.
La religion lui importait trop, pourtant, pour qu'elle la quitte. Alors elle prit des cours d'arabe, étudia le Coran, découvrit avec émerveillement l'existence, dans l'Espagne du XIIe siècle, d'un philosophe musulman libéral et féministe, Ibn Ruchd, et exhuma des sourates encourageant la tolérance, le pluralisme d'opinions, la liberté individuelle. "Le contraire de ce que prônent les intégristes qui ont confisqué le Livre saint."
Des jeunes filles, à Berlin, lui confient leurs tourments devant l'interdiction religieuse de s'unir à un non-musulman ? Elle consulte un imam progressiste, qui, dans un document de deux pages traduit en dix-sept langues sur son site, dément l'injonction en se fondant sur le Coran. "Ce texte a évité des suicides et des mariages forcés", dit-elle. Des gays s'angoissent de la condamnation par l'islam de l'homosexualité ? Elle reconnaît que cette question a mis sérieusement sa foi à l'épreuve - elle est ouvertement lesbienne -, mais se réfère là encore au Coran, qui affirme qu'Allah "rend excellent tout ce qu'il crée".
Les caricatures de Mahomet publiées au Danemark en 2005 embrasent le monde musulman ? Elle publie sur son site les liens permettant de les visualiser et dénonce la capitulation des gouvernants et intellectuels occidentaux. "Elle rejoint la tradition de l'ijtihad, cet esprit de questionnement et de liberté qui a animé l'âge d'or de l'islam entre 750 et 1250", explique le philosophe politique belge Dirk Verhofstadt, qui la cite longuement dans son livre sur "la troisième vague féministe". "Elle insuffle une énergie considérable à beaucoup de musulmanes oppressées, dénonce la lâcheté des penseurs occidentaux qui, au lieu de l'aider, se laissent intimider par le discours islamiste et confisquer leur libre parole", dit-il.
Avant d'entreprendre, fin janvier, à la demande de la New York University, un cours sur "Le courage moral" destiné à l'école de la fonction publique, elle arrive en Europe, associée à la Fondation européenne pour la démocratie, afin de rencontrer intellectuels et politiques, présenter son documentaire La Foi sans la peur et débattre avec d'autres femmes de culture musulmane (à la mairie du 3e arrondissement de Paris le 24 janvier).
Les menaces sont permanentes, bien sûr. Mais Irshad Manji entend prouver aux jeunes musulmans qu'il est possible, dans l'islam, de défendre les valeurs de liberté et de faire entendre une voix dissidente. "Le courage et la force morale personnifiés", estime l'essayiste Caroline Fourest.
Annick Cojean.

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