mercredi 21 juillet 2010

«La police de proximité ne sert à rien contre les caïds»

Marianne

Arme au poing. C'est ainsi que, de plus en plus, les voyous des cités défendront leurs territoires. Pour Charles Pellegrini, ancien patron de l'Office central de répression du banditisme, ce sont des territoires perdus pour la République. On ne la fait pas à ce flic qui a connu Mesrine et le gang des Lyonnais. Pourtant, il ne cache pas son inquiétude.


Insécurité : loi du caïd contre loi de la République Après le drame de l'A13, la manifestation des Chinois de Belleville pour «plus de sécurité», l'échec du procès des émeutiers de Villiers-le-Bel, etc...La série noire continue. En fin de semaine dernière, à Saint-Aignan dans le Loir-et-Cher — loin du 9-3 ! — des gens du voyage ont attaqué une gendarmerie après le décès de l'un d'eux, qui avait forcé un barrage. A Grenoble, les jeunes du quartier de la Villeneuve ont déclenché plusieurs nuits d'émeute au cours desquelles certains n'ont pas hésité à tirer sur la police à balles réelles, afin de «venger» le caïd de la cité, tué au cours d'une fusillade avec les policiers suite au braquage d'un casino. Un cap a-t-il été franchi? C'est la question que nous nous posions la semaine dernière, et que nous nous posons à nouveau, avec encore plus d'acuité, à la lueur de ces deux événements qui montrent que, dans certains territoires — apparemment perdus — de la République, les bandes ou ceux qui s'en font l'écho trouvent anormal que les flics répliquent aux tirs d'un braqueur en fuite, ou jugent inadmissible qu'un gendarme qui se fait foncer dessus par une voiture à un barrage utilise son arme de service.

Aujourd'hui, pour nous aider à y répondre, Charles Pellegrini*, flic mythique et ancien patron de l'Office central de répression du banditisme, connu pour ne pas mâcher ses mots.

Marianne2: Drame de l’A13, procès raté des émeutiers de Villiers-le-Bel, et maintenant Saint-Aignan et Grenoble… On a l’impression d’une escalade. Le fruit du hasard ? Ou quelque chose est-il en train de changer ?

Charles Pellegrini: Oui, mais ça ne date pas de ce matin. Tout le monde connaît depuis longtemps la situation dans les quartiers, mais chacun y répond en fonction des échéances électorales. Un exemple : il est de notoriété publique, et depuis toujours, que lorsqu’un campement de gens du voyage s’installe quelque part, il y a une augmentation significative du nombre de vols commis dans les alentours. On peut toujours dire qu’il ne faut pas stigmatiser : c’est un fait. Je ne stigmatise personne : je constate.

Tout se passe comme si deux ordres s’affrontaient : d’un côté celui de la République, de l’autre celui des caïds…

Que ce soit à Saint-Aignan ou à Grenoble, c’est le même phénomène. Le message adressé aux représentants des forces de l’ordre est clair : « Vous n’avez rien à faire ici, c’est chez nous». Le sentiment d’appartenance à une autre culture, à d’autres valeurs qui sont celles du territoire, est bel et bien là. Il faut regarder les choses en face. Ce qu’ont dit les agresseurs du conducteur massacré sur l’A13 n’est pas insignifiant : « fais pas ton Français ». Ils considèrent donc qu’ils appartiennent à un autre territoire que celui de la République : le leur.

Le phénomène nouveau, c’est que le territoire est maintenant défendu arme au poing…

Les armes ont toujours circulé. Cela fait plus de dix ans que la police en retrouve dans les caves. Mais aujourd’hui, on les sort, et on les utilise, car on considère qu’il y a un territoire, un fonctionnement, une structure à défendre. Le problème, c’est que tous ces incidents récents ne sont plus des cas isolés. On a véritablement franchi un cap.

Y a-t-il une professionnalisation de la délinquance dans les cités ?

Le délinquant qui agit par désoeuvrement, à la petite semaine, c’est quasiment du passé. Aujourd’hui, il y a une véritable organisation du quartier en territoire. Par exemple, avant, quand on retrouvait une moto ou un scooter volés, on y relevait seulement quelques traces d’ADN, signe qu’il n’avait servi qu’aux voleurs. Maintenant, on retrouve des dizaines d’ADN différents. Parce que les engins volés sont mutualisés, ils servent à la bande en fonction des besoins et des « coups ». De plus, il y a une augmentation extraordinaire de la porosité entre la petite délinquance et le grand banditisme.

Vous voulez dire que les grands voyous viennent recruter des équipes dans les cités ?

Mais non ! Le grand banditisme, maintenant, c’est eux : les voyous des cités. Les caïds des quartiers investissement des grosses sommes d’argent à l’étranger, comme les grands voyous d’avant. La cité autonome, où on recrutait les guetteurs, où on organisait le trafic, où les voyous finançaient des familles entières et des associations, où ils protégeaient les habitants de l’extérieur, appartiendra bientôt au passé. Maintenant, on ne protège plus les habitants mais les seuls caïds.

Vous qui avez dirigé l’office central de répression du banditisme au temps des grands voyous comme Mesrine ou le gang des Lyonnais, vous pensez qu’il était plus facile de lutter contre ceux-là que contre les nouveaux caïds ?

C’était plus confortable, en tout cas. On connaissait leur mode de fonctionnement, c’étaient des structures à taille humaine, et la police avait une supériorité de moyens. Aujourd’hui, les trafics s’organisent à l’échelle mondiale. Et avec une violence décuplée. Face à cela, la police n’a plus la supériorité. Elle est véritablement désarmée.

Quelles sont selon vous les raisons de cette escalade ?

Il faut cesser de donner à cette situation des explications économiques et sociales, c’est insultant pour tous ceux qui vivent dans les mêmes conditions et se comportent en honnêtes citoyens. La vérité, c’est qu’il y a un rejet, qui se pose en rejet « culturel ». Et c’est un problème qui me semble insoluble. Regardons les choses en face : il y a une énorme progression du trafic de stups, des attaques de distributeurs automatiques de billets, des braquages, etc. on connaît actuellement une hausse considérable de la délinquance violente. Et on en est encore à donner des réponses sociologiques ou éducatives !

Quelles sont les réponses qu’il faudrait apporter ?

Je ne sais même pas s’il y a une réponse. On peut faire tous les Grenelle que l’on veut. Pour ma part, je considère que le gouvernement fait vraiment ce qu’il peut. Mais qu’est-ce qu’il peut ? J’ai beaucoup d’estime pour Christian Lambert, qui vient d’être nommé préfet de Seine-Saint-Denis. Mais que peut-il ? S’il contient, ce sera déjà un grand succès.

Vous pensez qu’on s’oriente vers un modèle de délinquance de cités à l’américaine ?

Oui, je suis convaincu qu’inéluctablement on s’oriente vers un modèle à l’américaine, avec des gangs ultra violents et tout puissants, et, d'un autre côté, des quartiers sécurisés pour les riches.

Que répondez-vous à ceux qui mettent cette explosion de la violence sur le compte de l’abandon progressif de la police de proximité, qui faisait surtout de la prévention ?

Croire que la police de proximité peut faire quoi que ce soit contre la délinquance telle qu’elle s’exerce aujourd’hui est une gageure. Ça me rappelle ce que dit le sociologue Jean-Pierre Le Goff : « Misère d’une époque où l’on répond par l’éthique du "care" à la désintégration des liens sociaux élémentaires ».

* Commissaire divisionnaire, Charles Pellegrini a été adjoint puis patron de l’OCRB de 1973 à 1981. Il dirige aujourd’hui une entreprise de conseil spécialisée dans la sécurité des entreprises et la lutte contre l’espionnage industriel.

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