samedi 31 décembre 2011

Atiq Rahimi: "Les révolutions arabes, ça ne marche pas"

(...) Donc un jeune vendeur ambulant se tue, une génération proteste, une nation se révolte, une civilisation, le monde arabe, se réveille, le monde autour s'excite. Et alors, qu'est-ce qui se passe ?

Les intellectuels occidentaux et arabes se mettent à réfléchir et à interroger l'histoire. Ce qui est formidable après trois siècles de silence, trois siècles à avoir vécu dans les marges de l'histoire, puisque, autant le dire, le monde arabo-musulman n'a pas bougé depuis le XVIIIe siècle, est resté comme en vacances. Il y a trois cents ans, le monde musulman dominait le monde, avec des teintes spirituelles : ils en sont restés là, sur leurs chameaux. Pendant ce temps, le monde occidental inventait la locomotive, ou plutôt le train de l'histoire. Bref, vivait à une autre vitesse.

Le temps pour les pays de se réveiller, de sortir de leur oasis spirituelle, le monde autour d'eux était déjà trop en avance. Il leur aurait fallu courir pour rattraper l'histoire, et c'était trop tard. Même au XVIIIe, l'Occident pensait le monde autrement : les Lumières et l'humanisme, c'est-à-dire considérer l'homme comme un sujet, suffisant à lui-même. Alors que chez les Arabomusulmans, l'homme n'est pas le sujet, il est sur terre pour accomplir un certain nombre de missions dans son clan, conditions pour pouvoir vivre sa vie après la mort. Et cela change tout !

Pour se consoler, le monde arabe a préféré se dire que la “locomotive” des Occidentaux n’était que pur matérialisme, alors qu’eux auraient le spirituel. En somme, puisqu’ils n’ont plus le vocabulaire pour réfléchir comme les Occidentaux, comme ils ne parviennent plus à rattraper leur retard face à l’histoire, ils la rejettent.

(...)

un an après, force est de constater que ça ne marche pas. Pourquoi ?

Parce que les ex-régimes au pouvoir, depuis vingt ans, ont gommé tout mouvement progressiste puisque étant leurs rivaux, ils n’ont pas laissé d’alternative (de gauche) à leur manière de voir. La seule alternative a été l’islamisme ; en Egypte, au Maroc, en Tunisie, et en Algérie bientôt, ce sont les mouvements islamistes qui sont en train de s’implanter, grâce à l’intervention de l’Arabie saoudite, qui veut recréer son empire du VIIIe siècle, qui veut revenir au centre de l’Islam.

Ce sont d’ailleurs eux qui négocient avec le monde entier. Par exemple : pour négocier avec les talibans, l’Afghanistan et le monde entier sont obligés de passer par l’Arabie saoudite. Ce à quoi nous allons assister, c’est à une sorte de “saoudisation” de ces pays qui se sont révoltés au printemps. Ils ont été très malins : pour calmer un début de révolte chez eux, ils ont distribué de l’argent à tout-va. Le nombre de lapidations qui ont lieu en Arabie saoudite est incroyable et personne n’en parle, parce qu’ils détiennent le pétrole. Et puis La Mecque s’y trouve, donc c’est le centre de l’Islam.

Mais tout de même, ce qui a été essentiel dans ces printemps arabes, c’est qu’il s’est agi d’un mouvement venant de l’intérieur du pays, pas de l’extérieur. C’est important parce que, d’habitude, les peuples arabes pensent que si ça ne va pas chez eux, c’est à cause des Occidentaux. Pour la première fois, ils montraient que leurs gouvernements étaient en cause, ils en prenaient conscience et s’y opposaient. Ça, c’est un pas énorme. Sauf, encore une fois, que derrière ces mouvements il n’y avait pas de mouvement intellectuel progressiste. Pas d’alternative et de pensée, et en face, la religion qui est trop bien implantée.

Pourquoi à ce point ? Parce que l’Islam, c’est la “religionisation” de la tradition. Il y avait une culture préislamique dans ces pays qui a été récupérée par la religion. Islamiser la tradition, c’est entrer dans les vies quotidiennes, les familles, ce qui les fonde. L’Islam est devenu lui-même une tradition, opérant un mouvement inverse : traditionnaliser une religion. Donc renier l’Islam reviendrait à renier ce qui fonde la collectivité. C’est là où le geste de ce jeune Tunisien qui s’est immolé a une importance symbolique énorme. On l’a interprété comme une figure sacrificielle, de martyre. Avant tout, c’est un suicide de révolte au sens d’Albert Camus, une question existentielle plus profonde : il a, par ce geste, revendiqué son individualité, son statut de sujet. C’est sa place en tant qu’individu – hors du collectif, de la tradition, de la religion – qu’il se réappropriait.

http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/74588/date/2011-12-25/article/atiq-rahimi-les-revolutions-arabes-ca-ne-marche-pas/

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