jeudi 4 juin 2009

La supériorité africaine

Battre sa femme, un devoir conjugal

Sharon LaFranière | The New York Times

Une Nigériane sur trois est victime de violences domestiques. Accepté comme une fatalité, ce fléau touche toutes les couches de la société dans le pays le plus peuplé d’Afrique.


C’était l’habituelle dispute entre un homme et sa femme. Elle voulait aller voir ses parents. Il voulait qu’elle reste à la maison. L’affaire s’est réglée d’une façon qui, selon certains, ici à Lagos, n’est que trop classique. Rosalynn Isimeto-Osibuamhe se souvient très bien des faits survenus en décembre 2001 : Emmanuel, son époux, l’a suivie jusqu’à la porte, puis l’a frappée jusqu’à ce qu’elle perde connaissance et l’a laissée gisant dans la rue près de leur appartement.
Mme Isimeto-Osibuamhe, alors âgée de 31 ans et mariée depuis cinq ans, avait enfreint une règle sacro-sainte dans cette partie du monde : elle avait désobéi à son époux. Des études réalisées un peu partout en Afrique révèlent que de nombreux hommes – mais aussi de nombreuses femmes – considèrent un tel acte de désobéissance comme une raison suffisante pour battre ou être battue. Mais pas Mme Isimeto-Osibuamhe. Diplômée de l’université et fondatrice d’une école de français, elle a fait sa valise et quitté le domicile conjugal dès son retour de l’hôpital. Aujourd’hui, elle n’est toujours pas revenue sur sa décision. “Il croit que je n’ai aucun droit”, explique-t-elle lors de notre entrevue dans sa salle de classe. “Si je dis non, il me bat. Alors je me suis dit : pas question ! Ce n’est pas ce que j’attends de la vie.”
Pourtant, la majorité des femmes gardent le silence sur les brutalités qu’elles subissent. Le Nigeria, le pays le plus peuplé d’Afrique avec quelque 130 millions d’habitants, ne dispose que de 2 foyers pour femmes battues. Ces deux centres ont ouvert leurs portes au cours des quatre dernières années. A titre de comparaison, les Etats-Unis en possèdent 1 200.
Le code pénal en vigueur dans le Nord, dominé par l’islam, autorise expressément les époux à “discipliner” leurs femmes – tout comme il autorise les parents et les maîtres d’école à discipliner les enfants – tant qu’ils n’infligent pas de coups et blessures graves. De plus, la police ferme les yeux sur les mauvais traitements infligés aux épouses. Des lois contre la violence conjugale ont été proposées dans six Etats, mais n’ont été adoptées que par deux d’entre eux. Pour les défenseurs des droits de la femme, la violence généralisée contre le sexe faible est révélatrice de son statut inférieur en Afrique. Moins instruites, les femmes travaillent davantage. Mme Isimeto-Osibuamhe ne correspond pourtant pas à ce profil. S’exprimant avec aisance, les cheveux coupés à la dernière mode et un livre de sociologie dans son sac, elle parle d’un ton assuré. Son agenda fourmille de projets. “Je suis une organisatrice, un leader”, affirme-t-elle. Cela ne l’a pourtant pas empêchée de subir les assauts répétés de son mari au cours de leurs huit années de mariage. D’après les critères nigérians, ses parents étaient plutôt progressistes. Son père battait bien sa mère de temps à autre, mais il a aussi encouragé sa fille, l’aînée de sept enfants, à poursuivre ses études.

“Si le mariage ne marche pas, c’est la faute de la femme”

Mme Isimeto-Osibuamhe avait à peine 16 ans lorsqu’elle a rencontré Emmanuel. Comme elle, il a continué ses études et obtenu un diplôme universitaire en comptabilité. Il ne l’a giflée qu’une seule fois pendant les longues années durant lesquelles ils se sont fréquentés avant de se marier. Elle a pensé que son geste était dû à un moment d’égarement. Il ne l’était pas. Mme Isimeto-Osibuamhe, âgée de 35 ans, assure que son époux l’a battue plus de soixante fois après leur mariage, en 1997. Il l’a frappée également alors qu’elle était enceinte de leur fils, aujourd’hui âgé de 6 ans. Emmanuel Osibuamhe, 36 ans, reconnaît qu’il a eu tort de battre sa femme. Mais, au cours des deux heures qu’a duré l’interview dans son bureau, qui sert aussi de salon de coiffure pour hommes, il a insisté sur le fait que c’était elle qui le provoquait délibérément. Arpentant la pièce dans son pantalon bien repassé, ses chaussures cirées et sa chemise jaune, il devenait de plus en plus agité à mesure qu’il se souvenait de la façon dont elle défiait son autorité.
“Vous ne vous imaginez pas en train de battre votre femme, n’est-ce pas ? demande-t-il. Vous ne vous imaginez pas que vous pouvez en arriver là ? Mais certaines personnes ont le chic pour vous pousser à bout et vous faire faire des choses que vous n’êtes pas censé faire. Pour l’amour du ciel, l’homme est le chef à la maison ! Vous devez avoir un foyer qui vous est soumis”, ajoute-t-il. Cela signifie que c’est lui qui commande à la maison. Cela veut dire aussi que tous les biens du ménage doivent être à son nom et que sa femme doit lui demander la permission avant d’aller rendre visite à ses parents. Lorsque Mme Isimeto-Osibuamhe a fini par chercher de l’aide, nombreux sont ceux qui ont pris la défense de son mari. Elle est allée trouver la police. “Ils m’ont dit que je n’étais plus une petite fille. Si je ne voulais plus être mariée, je n’avais qu’à divorcer.” Elle en a parlé à son beau-père. Celui-ci lui a assuré qu’“il [était] normal de battre sa femme”. Elle s’est adressée au pasteur, qui lui a conseillé de ne pas mettre son mari trop en colère. Elle a enfin trouvé un soutien auprès de Project Alert on Violence Against Women, une association qui dirige l’un des deux foyers du Nigeria, où elle est restée plusieurs semaines. Bridget Osekwe, responsable de ce projet, affirme que les dossiers de son organisation renferment plus de 200 cas similaires. Même les femmes financièrement indépendantes, comme Mme Isimeto-Osibuamhe, répugnent à divorcer, par peur de l’exclusion sociale. “Dans cette société, une femme doit tout faire pour que son mariage fonctionne”, commente Josephine Effah-Chukwuma, qui a mis sur pied Project Alert en 1999. “Si ça ne marche pas, c’est toujours la faute de la femme.”
Depuis qu’elle a quitté le domicile conjugal, l’époux de Mme Isimeto-Osibuamhe a continué à la frapper une dizaine de fois. Un jour, à l’église, il l’a même assommée. Malgré tout, elle n’a pas complètement perdu l’espoir qu’il puisse changer un jour. Elle s’inquiète et se demande comment elle va élever leur fils, qui vit actuellement chez ses grands-parents, si jamais elle divorce. “Dois-je rester pour notre enfant et risquer de me faire tuer ?” s’interroge-t-elle. Pourtant, elle insiste auprès des journalistes pour qu’ils accolent le nom de son mari au sien lorsqu’ils font le récit son histoire. “L’Africain croit que sa femme est un bien qui lui appartient, au même titre qu’une voiture ou des chaussures, une chose qu’il peut piétiner à loisir”, conclut Mme Isimeto-Osibuamhe.

Aucun commentaire: