samedi 15 janvier 2011

Criminalité: L'origine des délinquants

«Dépasser la logique ethnique»

Pour Alain Bauer, criminologue, président de l'Observatoire national de la délinquance, la question des personnes issues de l'immigration peut être abordée. A certaines conditions.

L'Observatoire national de la délinquance envisage-t-il d'étudier la part prise par les personnes issues de l'immigration? Avez-vous abordé cet aspect dans vos travaux?

Nous en avons discuté de manière informelle au tout début de nos travaux. L'objectif de l'Observatoire est de publier des informations précises à partir de protocoles scientifiques clairs. En la matière, on peut identifier les Français et les étrangers, les majeurs et les mineurs, les hommes et les femmes. D'autres tentatives fondées sur les noms patronymiques, ou les prénoms pour les mineurs, ont amené à présupposer des surreprésentations de certaines populations.

Peut-on sereinement évoquer la question? Cela relève-t-il d'un tabou, selon vous?

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C'est une vérité cadenassée par la loi républicaine, limitée par le risque d'exploitation politique, verrouillée par la peur d'une stigmatisation et étouffée par le politiquement correct. Les enfants d'immigrés sombrent apparemment plus souvent dans la délinquance que les autres Français. Comment évoquer sereinement ce phénomène? Le passé colonial de notre pays, de même que l'utilisation de fichiers raciaux sous le régime de Vichy et, depuis une trentaine d'années, le discours xénophobe du Front national ne facilitent guère une analyse rationnelle de la situation. Quelques voix - sociologues, criminologues, policiers ou politiques - commencent à aborder la question. L'Express a tenté de le faire, sans tabou ni idéologie.

Les voyants sont au rouge, mais les statistiques sont muettes sur le sujet.
Le seul distinguo autorisé par l'administration porte en effet sur la nationalité, et non sur l'origine. Chaque année, les étrangers représentent environ 20% des délinquants. Mais les chiffres masquent une réalité autrement plus dérangeante, plus difficile à cerner aussi. Longtemps, on a cherché à cacher, maladroitement, la surreprésentation des enfants de l'immigration, pourtant visible, au motif qu'ils sont d'abord des enfants de la France. Sous le gouvernement Jospin, des consignes non écrites ont même été passées aux services de communication de la police. «On nous demandait de ne citer aucun prénom, se souvient un communicant de l'époque. C'était considéré comme trop stigmatisant

Cependant, les policiers de terrain le constatent depuis des années. Et, aujourd'hui, ils s'inquiètent notamment de l'agressivité de jeunes Blacks, en échec scolaire, coupés de tous repères familiaux. «Les Noirs que nous interpellons se manifestent par une violence instantanée, constate un commissaire en poste dans une banlieue sensible. Ils sont fréquemment impliqués dans des vols à l'arraché ou des vols à la portière. Tandis que les Maghrébins, par exemple, sont plus structurés, autour des réseaux de drogue.» Les émeutes en banlieue, en novembre 2005, ont jeté à la face du monde l'image de jeunes Français d'origine étrangère, harcelant les forces de l'ordre et incendiant des voitures.

A quoi ressemblent les délinquants de tous les jours? Pour le savoir, il suffit de se plonger dans un fichier méconnu, baptisé «Canonge», qui comporte l'état civil, la photo et la description physique très détaillée des personnes «signalisées» lors de leur placement en garde à vue. Grâce à cette base de données présentée à la victime, celle-ci peut espérer identifier son agresseur. Or ce logiciel, réactualisé en 2003, retient aujourd'hui 12 «types» ethniques: blanc-caucasien, méditerranéen, gitan, moyen-oriental, nord-africain-maghrébin, asiatique-eurasien, amérindien, indien, métis-mulâtre, noir, polynésien, mélanésien.

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A Paris, le Canonge comprend environ 103 000 hommes, dont 37% de Blancs, 29% de Nord-Africains et 19% de Noirs. Pour l'anecdote, un seul Mélanésien est référencé.

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Cette proportion de Français d'origine étrangère est encore plus forte parmi les jeunes de certaines banlieues. Ainsi, dans cette commune du Val-d'Oise, où plus de 7 500 hommes âgés de 25 ans sont répertoriés dans le fichier Canonge, les Blancs représentent moins de 2%, de même que les Noirs, contre près de 45% pour les Nord-Africains, soit 3 200 individus. «Je vous avais prévenu: il y a peu de Gaulois!» indique un enquêteur. Dans un département de la grande couronne, comme la Seine-et-Marne, les Blancs constituent la moitié des suspects. Dans les départements ruraux, le taux est plus élevé.

La lecture des mains courantes des commissariats prouve cette répartition inégale.
Ces outils recensent le tout-venant de la délinquance: des délits de fuite au vol à la roulotte, en passant par les troubles du voisinage. L'Express a pu en consulter deux, l'une dans un arrondissement chic de Paris, l'autre dans un secteur populaire. Elles ne se ressemblent pas.

Dans le premier cas, les habitants se plaignent plus de cambriolages et de tapages nocturnes que d'agressions ou de trafics de drogue. La main courante mentionne bien un «indésirable» nord-africain, un SDF né au Nigeria et l'interpellation d'un voleur russe, mais peu d'incidents soulignent la problématique de l'immigration. Dans le second cas, en revanche, on note, d'abord, que les faits sont plus nombreux et plus graves: problèmes de rixes avec coups et blessures, de dégradations de biens, de menaces, de violences ou de consommation de stupéfiants, etc. On observe, ensuite, que 73% des auteurs recensés ont un nom à consonance étrangère. Extraits.

Dans la nuit, Houria est frappée par son frère Samir, mais les parents refusent qu'elle porte plainte. Le matin, la police arrête Abdoul pour «menaces de mort et dégradations légères de biens privés». Une heure plus tard, Saïd est interpellé pour avoir frappé et tenté d'étrangler son épouse. Dans l'après-midi, trois individus, Izamona, Kabeya, Ibrahima, sont évincés d'un hall d'immeuble. Ils auraient menacé, à plusieurs reprises, une résidente, qui «commencerait à avoir peur pour sa vie». Plus tard, Jérôme, lui, est interpellé pour usage illégal de produits stupéfiants. Pierre et Michel sont conduits au poste pour avoir insulté et violenté deux agents de la RATP dans le métro.

Dans un autre secteur, une femme, victime d'un vol avec violence, est conduite à l'hôpital. Son agresseur est de «type nord-africain, portant des lunettes carrées, un blouson noir et des baskets». Utilisant un gaz lacrymogène, il lui a dérobé son porte-cartes et du liquide. La soirée se termine par de nombreux troubles de voisinage et des différends entre époux. Fait notable: la majorité des victimes semblent, également, issues de communautés étrangères. «C'est le reflet de la population de ces quartiers», explique un officier.

Au bout de la chaîne, l'administration pénitentiaire a depuis longtemps intégré l'aspect ethnique. Le visiteur qui, pour la première fois, pénètre dans une prison en région parisienne le voit immédiatement. Il découvre le vrai visage des détenus: blacks et beurs, à une écrasante majorité. «Nous sommes pris par l'urgence. Nous devons avoir une gestion pragmatique, souligne Jean-François Forget, secrétaire général adjoint de l'Ufap, syndicat majoritaire chez les surveillants. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Lorsque j'étais en poste aux Baumettes, à Marseille, on ne parlait que de pizzas et de pâtes aux étages où étaient incarcérés les détenus d'origine italienne.» A la maison d'arrêt de la Santé, à Paris, qui compte plus de 100 nationalités, les ethnies sont réparties selon les bâtiments: Européens au bloc A, Africains au B, Maghrébins au C, etc. Un regroupement qui se fait, souvent, à la demande du détenu lui-même.

Des sociologues, peu suspects de racisme, ont commencé à briser le tabou de la surreprésentation des jeunes issus de l'immigration dans la délinquance. Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, fut l'un des pionniers. Il y a neuf ans, certains de ses collègues l'ont mis en garde: il forçait le couvercle d'une boîte de Pandore, celle du communautarisme. Il a commencé par définir le concept d' «origine étrangère». Tâche difficile dans une nation qui s'est construite au rythme des brassages successifs de populations. Le sociologue a considéré que cette origine se définissait par le fait qu'au moins l'un des deux parents était étranger ou né hors de France.

«Faut-il le rappeler? L'écrasante majorité des enfants d'immigrés ne pose aucun problème, tient à souligner Roché, qui a mené plusieurs études à Grenoble et à Saint-Etienne. En examinant les condamnations intervenues de 1985 à 2000 dans l'Isère, il apparaît que 94% des jeunes jugés sont de nationalité française, mais 60% sont d'origine étrangère ou étrangers.» De même, ils sont plus souvent impliqués dans des «faits graves».

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Selon les études de Roché, l'origine sociale n'explique pas tout. «Certes, 80% des jeunes délinquants d'origine maghrébine ont des parents ouvriers ou employés, souligne-t-il. Mais, à niveau socio-économique équivalent, les enfants d'immigrés sont plus délinquants que les autres. L'échec scolaire et un rapport difficile à l'autorité représentent des facteurs déterminants.»

Mais comment évoquer cela sans fissurer davantage notre modèle républicain ni céder au communautarisme?
Faute d'un instrument de mesure adapté, les autorités françaises demeurent incapables d'estimer avec précision le phénomène et d'en tirer les leçons. Faut-il instaurer un dispositif ad hoc, qui présenterait l'intérêt d'évaluer le travail policier? C'est l'avis de Laurent Mucchielli: «Ces statistiques, loin d'entériner ou de nourrir un quelconque racisme, seraient au contraire des éléments utiles pour analyser les discriminations dont les personnes étrangères sont fréquemment victimes.»

Les policiers, qui ont pourtant été les premiers à donner l'alarme, sont, eux, partagés. «J'arrête des délinquants, pas des étrangers ou des Français», lance un commissaire. «Si on bâtit un indicateur racial, on va tomber dans le piège de la discrimination et diviser les Français», ajoute un autre. «Un tel outil, fondé à la fois sur des éléments statistiques et sur des analyses sociologiques, permettrait d'expliquer beaucoup de choses, pense, au contraire, Jean-Marie Salanova, patron du Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale. On ne pourra continuer à ignorer le phénomène très longtemps, non pour stigmatiser, mais pour comprendre. Ce qui serait le moyen d'éviter les réponses simplistes.» «Cela peut être un outil pratique pour les policiers et pour les chercheurs, estime Bruno Beschizza, secrétaire général du syndicat Synergie Officiers. Mais c'est aux politiques de prendre une décision d'une telle importance, car elle doit concilier la recherche de la vérité et la garantie des libertés individuelles, voire religieuses.»
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La France, parfois, a du mal à se regarder dans les yeux.

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/1-l-origine-des-delinquants_483039.html

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