mardi 20 novembre 2012

Viols collectifs : l'affaire de Rochdale

LE MONDE
Elle était aussi seule que peut l'être une adolescente de 15 ans. Peu d'amis, pas de petit copain, des liens distendus avec une famille décrite comme "fragile". Craintive et seule dans le morne décor de briques rouges du quartier d'Heywood, celui des "petits Blancs" pauvres de Rochdale, ancienne ville ouvrière à une vingtaine de kilomètres de Manchester, dans le nord-ouest de l'Angleterre.
Cette nuit d'août 2008, "Girl A", comme elle sera désignée plus tard lors d'un procès dont l'écho continue de faire trembler les fondements du multiculturalisme britannique, avait bu pour se donner du courage. Au Balti House, un petit kebab-épicerie de la grand-rue d'Heywood, le ton monte entre l'adolescente et deux des hommes qui la violent régulièrement depuis plusieurs semaines, Kabeer Hassan, 25 ans, et Shabir Ahmed, 59 ans. Les deux sont des employés du Balti House, et quand Girl A brise la vitre du comptoir de la petite boutique, ils ne craignent pas d'appeler la police.
En garde à vue, Girl A peut enfin parler. Pendant six heures, elle raconte son calvaire. Un mois auparavant, elle a commencé à fréquenter un groupe d'hommes qu'elle retrouve au Balti House ou au Saleem's Kebab House. Ils sont bien plus âgés qu'elle, souvent pères de famille, chauffeurs de taxi ou employés de fast-foods : des hommes installés. Ils la traitent avec considération, lui offrent des cigarettes, de la nourriture, de l'alcool, piochés dans les réserves du magasin. La nuit venue, ils la raccompagnent en taxi, gratuitement.
Rapidement, vient le moment de "payer". Shabir Ahmed, le chef du groupe, emmène Girl A, saoûle, dans un appartement abandonné au-dessus du magasin. "Je t'ai payé de la vodka, tu dois me donner quelque chose." La jeune fille résiste, elle est violée par Shabir Ahmed. Les agressions se poursuivent jusqu'à l'épisode du Balti House, trois semaines plus tard.
Cette nuit-là, la jeune fille présente aux policiers ses sous-vêtements, sur lesquels des traces de l'ADN de Shabir Ahmed seront retrouvées. Malgré la précision de son récit, aucune enquête sérieuse n'est menée. Les services du procureur de la Couronne de la région Nord-Ouest ne donnent pas suite. Adolescente perturbée, ayant des penchants pour l'alcool et sexuellement active, Girl A ne saurait être considérée comme "un témoin crédible devant une cour". Son calvaire reprend alors de plus belle. Elle est violée jusqu'à quatre ou cinq fois par semaine, parfois par cinq hommes différents la même nuit.
Le dossier n'est rouvert qu'à l'été 2009. Lors du procès, qui se tient en mai 2012 à Liverpool, cinq victimes témoignent, sur les 47 identifiées par la police. L'une raconte avoir été violée par vingt hommes la même nuit. Une autre décrit une soirée passée à vomir sur un canapé pendant que deux hommes abusent d'elle.
Une autre encore, 13 ans au moment des faits, que les viols ne cessèrent que lorsqu'elle tomba enceinte d'Adil Khan, 42 ans. Neuf hommes sont condamnés, pour les faits de viol, agressions sexuelles ou conspiration commis entre 2007 et 2009, à des peines allant de quatre à dix-neuf ans de prison pour Shabir Ahmed, considéré comme le chef du groupe, celui-là même qui intimait à ses victimes : "Call me Daddy !"
A l'exception d'un demandeur d'asile afghan, tous sont d'origine pakistanaise. Toutes les filles sont blanches. L'équation est aussi froide et simple qu'explosive, dans un Royaume-Uni en proie au doute sur son modèle multiculturel. Et c'est le procureur grâce auquel le dossier a été rouvert, Nazir Afzal, plus haut magistrat d'origine pakistanaise du royaume, qui s'est fait un nom en luttant contre les mariages forcés dans la communauté pakistanaise, qui donne le ton : "Il s'agit avant tout d'une question de genre, d'hommes qui croient qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent de femmes vulnérables. Mais vous ne pouvez pas non plus faire l'impasse sur le facteur racial. C'est l'éléphant au milieu de la pièce."
Dans les semaines suivant le procès, les médias égrènent les noms de villes où des gangs similaires à celui de Rochdale sont démantelés : Nelson, Oxford, Telford, High Wycombe... Et, fin octobre, c'est à nouveau à Rochdale qu'un groupe de neuf hommes est appréhendé. Chaque fois, les violeurs sont en grande majorité d'origine pakistanaise.
Les micros se tendent vers les associations ou les chercheurs spécialisés dans la lutte contre les abus sexuels. Selon leurs conclusions, entre 46 % et 83 % des hommes impliqués dans ce type précis d'affaires - des viols commis en bande par des hommes qui amadouent leurs jeunes victimes en "milieu ouvert" - sont d'origine pakistanaise (les statistiques ethniques sont autorisées en Grande-Bretagne). Pour une population d'origine pakistanaise évaluée à 7 %.
Chercheurs et associations rappellent que les agressions sexuelles en général restent le fait d'hommes blancs à 95 %, et mettent en garde contre la faiblesse des échantillons étudiés. Mais les chiffres sont lancés. Et repris en boucle.
En septembre, un rapport gouvernemental conclura à un raté sans précédent des services sociaux et de la police, qui renforce encore l'opinion dans l'idée qu'un "facteur racial" a joué dans l'affaire elle-même, mais aussi dans son traitement par les autorités : entre 2004 et 2010, 127 alertes ont été émises sur des cas d'abus sexuels sur mineurs, bon nombre concernant le groupe de Shabir Ahmed, sans qu'aucune mesure soit prise. A plusieurs reprises, les deux institutions ont estimé que des jeunes filles âgées de 12 à 17 ans "faisaient leurs propres choix de vie".
Pour Ann Cryer, ancienne députée de Keighley, une circonscription voisine, aucun doute n'est permis : police et services sociaux étaient "pétrifiés à l'idée d'être accusés de racisme". Le ministre de la famille de l'époque, Tim Loughton, reconnaît que "le politiquement correct et les susceptibilités raciales ont constitué un problème".
L'air est d'autant plus vicié que, à l'audience, Shabir Ahmed en rajoute dans la provocation. Il traite le juge de "salope raciste" et affirme : "Mon seul crime est d'être musulman." Un autre accusé lance : "Vous, les Blancs, vous entraînez vos filles à boire et à faire du sexe. Quand elles nous arrivent, elles sont parfaitement entraînées."
Chaque jour, des militants d'extrême droite se réunissent devant le tribunal, brandissant des affichettes : "Nos enfants ne sont pas de la viande halal." Et quand les médias parlent prudemment de "gang asiatique", les commentaires des internautes trahissent un climat délétère. A Rochdale, le 23 février, 150 émeutiers s'en prennent à la police, à des chauffeurs de taxi pakistanais et aux kebabs d'Heywood.
Rochdale se croyait prémunie contre un tel climat. La ville de 100 000 habitants, sinistrée depuis la fin des industries textiles, cumule des indicateurs sociaux et économiques inquiétants et une population immigrée importante (près de 20 % d'habitants d'origine pakistanaise), mais elle n'a jamais été le théâtre d'émeutes raciales. Rochdale a même élu, dès 2003, un maire d'origine pakistanaise.
Devant le bâtiment de style gothique-victorien de la mairie, réminiscence des années de gloire de Rochdale, un employé de la mairie s'interroge. Anonymement. "Où est la limite du racisme ? Les agresseurs voyaient ces filles comme du "déchet blanc", c'est indéniablement raciste. Mais les services sociaux, des gens bien blancs, ne les ont pas mieux considérées."
A quelques rues de là, dans sa permanence, Simon Danczuk, député travailliste de Rochdale qui a été l'un des premiers à parler publiquement d'un "facteur racial", juge tout aussi déterminant ce qu'il appelle le "facteur social" : "Les responsables des services sociaux ont pu imaginer que ces filles de même pas 15 ans se prostituaient, alors qu'ils en auraient été incapables à propos de leurs propres enfants."
Race contre classe ? 
Les violeurs étaient tous pakistanais d'origine, les adolescentes toutes blanches. Mais les agresseurs étaient aussi tous des hommes installés habitant Rochdale même, alors que les victimes venaient toutes de familles pauvres d'Heywood, quartier déshérité. Pour autant, la thèse du "facteur racial" va s'imposer.
L'ancien ministre de l'intérieur Jack Straw s'interroge sur les raisons qui poussent des hommes "d'héritage pakistanais" à considérer les jeunes Blanches comme "de la viande fraîche". Ann Cryer évoque les mariages arrangés, qui feraient arriver sur le sol britannique de jeunes hommes peu éduqués, arrachés à leurs campagnes du Pakistan. Tous enjoignent aux responsables de la communauté pakistanaise d'agir.
Mohammed Shafiq, 33 ans, est l'un d'eux. Natif de Rochdale, il dirige la Fondation Ramadhan, promouvant le dialogue entre les religions. Dès 2007, il a commencé à parler des abus commis sur des adolescentes par des membres de la communauté pakistanaise, ne récoltant qu'un silence gêné et des menaces de mort. Il a réalisé un documentaire sur le sujet pour la BBC.
Mohammed Shafiq estime qu'"une petite minorité d'hommes pakistanais voient les femmes comme des citoyens de seconde catégorie et les femmes blanches comme des citoyens de troisième catégorie".

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