Devenue chrétienne, Lina Joy a tout perdu
LE MONDE
ersonne ne connaît Lina Joy et pourtant Lina Joy est, ces jours-ci, l'une des femmes les plus célèbres de Malaisie. Son nom s'étalait à la "une" de tous les journaux de Kuala Lumpur, jeudi 31 mai, mais son visage reste un mystère. Un photographe local rit encore de l'appel de ce grand magazine américain qui, la veille, lui commandait candidement un portrait de Lina Joy, comme s'il suffisait de décrocher son téléphone et de prendre rendez-vous...
Musulmane convertie au christianisme, Lina Joy se cache, en Australie si l'on en croit les familiers du dossier. Par l'intermédiaire de son avocat, Benjamin Dawson, elle a répondu, jeudi, à ceux qui se demandent si elle va s'exiler pour de bon : "Il me serait extrêmement difficile d'exercer ma liberté de conscience (en Malaisie) dans le climat actuel." La Cour fédérale de Malaisie, a-t-elle ajouté, "m'a refusé un droit individuel fondamental : celui de croire en la religion de son choix, d'épouser la personne de son choix et d'élever une famille dans le contexte malaisie n".
Un peu comme le pseudonyme Jane Roe symbolise, aux Etats-Unis, le combat qui a abouti à la légalisation de l'avortement à travers l'arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, en 1973, le nom de Lina Joy passera sans doute à la postérité en Malaisie et dans la région pour avoir demandé à la justice de lui reconnaître le droit de changer de religion. Elle testait ainsi les limites de la liberté individuelle dans un pays dont la religion officielle est l'islam, mais qui se veut une nation multiculturelle et multiconfessionnelle, puisque les musulmans n'y sont majoritaires que de peu (55 % à 60 %). Dans son verdict rendu mercredi, la Cour fédérale, plus haute juridiction de Malaisie, a clairement réservé aux tribunaux islamiques, juridiction parallèle, le droit exclusif de décider si un musulman pouvait quitter l'islam pour une autre religion.
Lina Joy est née Azlina Jailani, d'ethnie malaise, dans une famille musulmane, il y a quarante-deux ans. En 1990, elle a commencé à fréquenter une église puis, plus tard, a rencontré un catholique malaisien, d'origine indienne, et a voulu se marier. Elle a donc décidé d'adopter la foi chrétienne et a entamé une procédure pour changer de nom. L'état civil ne lui a fait aucune difficulté pour enregistrer sa nouvelle identité, Lina Joy, en 1999 ; mais lorsqu'elle a voulu faire retirer la mention "musulmane" de sa carte d'identité, l'Etat a exigé un certificat de renonciation délivré par un tribunal islamique. Pas question, s'est insurgée la jeune femme : je suis chrétienne donc je n'ai plus rien à voir avec les tribunaux islamiques, d'autant plus que l'islam n'admet pas l'apostasie. Elle s'est alors tournée vers la justice civile qui, en première instance, puis en appel, et enfin le 30 mai en cassation, l'a déboutée.
Pendant toutes ces années, Lina Joy n'a pas pu se marier, a dû quitter son travail de vendeuse et vivre dans la quasi-clandestinité pour ne pas affronter l'hostilité de certains groupes musulmans et a vraisemblablement laissé passer, vu son âge, la chance d'avoir des enfants. No Joy for Lina, résumait, après le verdict, le site d'information indépendant Malaysiakini.
C'est peu de dire que l'affaire a été suivie de près par tout ce que la région compte d'associations féminines, religieuses et des droits de l'homme - sans parler des organisations musulmanes. La déception des premières est à la mesure de la satisfaction des secondes, reflétant la division de la Cour : deux voix contre une, deux juges musulmans contre un non musulman. Car de cet arrêt, qui devrait faire jurisprudence, dépendent plusieurs autres procédures suscitées par une application de plus en plus rigoureuse de la loi islamique s'agissant des relations entre les religions.
L'affaire Subashini, par exemple : cette femme, hindoue, se bat devant les tribunaux civils pour empêcher son ex-mari, converti à l'islam, de convertir leur bébé d'un an, après avoir déjà converti leur fils aîné à son insu. L'affaire Sababathy, également devant la justice : lui est hindou, elle est musulmane. Ils se sont mariés il y a un an, selon le rite hindou. Le 28 avril, à une heure du matin, les hommes du département local des affaires islamiques sont arrivés chez eux et ont emmené la jeune femme en "réhabilitation", où elle se trouve toujours.
Al-Jazira en anglais a récemment diffusé un reportage sur un autre couple séparé de force, Suresh Veerappan, hindou, et Revathi Massosai, née musulmane, eux aussi mariés sous le rite hindou ; on y voit M. Veerappan tenter de rendre visite à sa femme dans le centre de détention islamique où elle est "réhabilitée" et la jeune femme fondre en larmes derrière les barreaux du portail fermé. Les autorités islamiques ont confié la garde de leur fille de 15 mois à sa grand-mère musulmane. Dans certains Etats de Malaisie, la "police" islamique pousse le zèle jusqu'à faire la chasse aux couples illégitimes coupables de khalwat (proximité excessive), qu'elle n'hésite pas à filmer au moment où ils sont surpris.
Le retentissement de toutes ces affaires inquiète au plus haut point les représentants des autres confessions et ethnies, même s'ils préfèrent s'exprimer prudemment. Secrétaire général du conseil des Eglises de Malaisie, le révérend Hermen Shastri dénonce à la fois l'islamisation croissante et l'activisme des évangéliques, qui cherchent à convertir des musulmans. Telle avocate chinoise rencontrée sur le parvis du palais de justice confie ouvertement son amertume sur le verdict Lina Joy, mais refuse de donner son nom. Voilà qui tranche avec l'image de modernisme et d'ouverture que le premier ministre malaisien, Abdullah Badawi, veut donner de son pays, dont il promet qu'il aura rejoint les pays développés en 2020.
Enfin, cette montée du conservatisme divise la communauté musulmane. Brillant avocat de 37 ans formé à Kuala Lumpur, à Hongkong et à Oxford, musulman d'ethnie indienne, Malik Imtiaz Sarwar était présent à l'audience, mercredi, où il représentait les intérêts du barreau de Malaisie. "J'étais vraiment en colère hier, raconte-t-il au lendemain du verdict. J'ai dit à mes collègues qu'en tant que musulman, je n'étais pas fier. Ils m'ont répondu qu'elle n'avait qu'à vivre à l'étranger." Pour ses prises de position dans diverses affaires d'apostasie, l'avocat a reçu des menaces de mort.
Marina Mahathir, fille de l'ancien premier ministre Mahathir, femme libre, chroniqueuse réputée qui se définit comme "musulmane progressiste", "essaie de secouer ce sentiment de dépression" qui l'a envahie à l'annonce du verdict. "Cela aurait été tellement mieux pour nous, musulmans de ce pays, de faire preuve de magnanimité, dit-elle. Moi, le fait que le seul juge non musulman ait eu une opinion dissidente ne me console pas : s'il avait été musulman, là oui, cela aurait été différent."
A l'Institut pour la compréhension de l'islam, imposant centre d'études financé par le gouvernement, le directeur, le Dr Syed Tawfik Al-Attas, fulmine contre la chasse aux khalwat qui est une "perte de temps" , "les mauvais oulémas (docteurs de la loi coranique) qui ont remplacé les bons" et l'incapacité des musulmans "à se définir correctement". Et ça, ajoute-t-il, "on ne peut pas en rendre l'Occident responsable" !
Sylvie Kauffmann
Article paru dans l'édition du 03.06.07.
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