De l'égalitarisme et des femmes voilées. 19 octobre 2007.
Judith Bernard
(...)
Mais ce n'est pas cette bûche-là que je voulais proposer à la combustion de nos méditations croisées : c'est de Saint-Denis que je voulais parler, que je découvre jour après jour un peu plus médusée. Le 9-3 ça commence à faire longtemps que j'y fais ma passante, Noisy le Sec, Bobigny, Montreuil, j'ai exploré quelques terminus de métro, quelques cités longeant des quatre-voies, j'ai emprunté quelques tunnels tagués menant à des lycées où les lettres formant le slogan républicain tombaient en désuétude, et par terre, faute de soins.
Triste métaphore. Le lycée où j'exerce cette année ne déroge par à la règle, affichant bravache en façade un L erté Eg i é F rnité qui désole les yeux de quiconque a la force et l'envie de les lever.
Lever les yeux, pourtant, je continue, et c'est devenu une épreuve : parce que les femmes que je croise, à la sortie de la maternelle qui fait face au lycée, sont pour une écrasante majorité voilées. Comme certaines de nos élèves, jusqu'au seuil de l'établissement où nous les contraignons à découvrir leurs cheveux. Comme aussi cette passante (à moins qu'elles ne soient plusieurs, mais comment les distinguer ?) que je croise régulièrement, équipée d'une burka façon Dark Vador, ne laissant apparaître que ses yeux.
Je sais bien que la laïcité consiste en le respect des pratiques religieuses des uns et des autres, et je m'y efforce, et je m'y tiens, et je me tais. Mais s'agissant du voile, mon silence est violent comme un cri : dans chaque voile, je lis un slogan. Un slogan qui me parle des hommes et des femmes en des termes que je ne peux accepter, ni en tant que femme, ni en tant que citoyenne. Membre d'une République qui postule l'égalité de chacun.
Le port du voile n'est pas seulement la manifestation d'une appartenance religieuse, l'expression d'une piété particulièrement assidue (l'une et l'autre parfaitement légitimes : que la laïcité accueille cette revendication, de quelque religion qu'elle provienne, me paraît parfaitement indiscutable). Mais ce signe-là, le voile, a un signifié très clair, et parfaitement incompatible avec les valeurs républicaines : il signifie que la femme n'est pas l'égale de l'homme en termes de droit. Non seulement elle n'a pas la liberté comme lui de montrer ses cheveux, mais cet interdit la désigne comme objet sexuel exposé à la convoitise (postulant que la réciproque ne serait pas vraie : les cheveux des hommes ne seraient pas désirables, ou les femmes impropres à la condition de sujet du désir ?) ; qui la désigne enfin comme propriété d'un homme (son père, son mari) à qui elle réserve le droit de la contempler.
On m'objectera sans doute que les femmes voilées « choisissent » leur condition, qu'elles en revendiquent la « liberté » : choix et liberté tout de même bien discutables, dans un contexte où des pressions de toutes sortes les y poussent. D'autant plus discutables qu'il s'agit de revendiquer la liberté de n'être pas libre ; d'embrasser « volontairement » le statut d'objet d'une aliénation (au sens strict : transfert de propriété) asymétrique, que la nature commande avant le libre-arbitre - car quoi qu'ait dit Beauvoir, on naît femme avant de le devenir. On a certes le droit d'abdiquer sa liberté en se décrétant la chose d'un autre - au fond, le mariage n'est pas loin de signifier cela. Mais fonder ce droit sur une règle asymétrique, une conception inégalitaire de l'humanité qui rend la réciproque impossible, est-ce encore un droit acceptable en République ?
Chaque fois que je croise ce voile, ce slogan, je suis renvoyée à ma propre condition de femme : la nature nous a faites semblables. Dois-je donc me considérer moi aussi comme un objet sexuel exposé à la convoitise ? Ma chevelure flottant au vent doit-elle être perçue comme une provocation ? Une offense, le fait de ne pas me poser en propriété de quiconque, ni de mon père, ni de mon homme ?
Et le combat républicain contre les discriminations de toutes sortes devrait donc s'arrêter là, s'incliner devant le voile, se taire devant cette oppression textile qui est le symbole de l'oppression tout court ?
Et sous sa burka d'où son regard me toise comme je la toise, que pense ma passante de mes soucis ?
Et toutes les questions que son slogan me pose, dois-je les taire ? La laïcité, ce serait ça, ce silence - un autre voile, complaisamment jeté sur des questions brûlantes et cruciales ?
C'est cela surtout qui m'amène vers vous : moins le voile que l'impossibilité actuelle de sa mise en débat. Vous vous souvenez comme on s'est étripé sur cette question, à intervalles réguliers, ces dernières années : je regrette presque ce temps où on pouvait en parler. Moi même, c'est depuis plus d'un mois que ces questions m'agitent. Et que je me suis, jusqu'à ce jour, INTERDIT de l'écrire. Parce que je sais bien que par les temps qui courent à toute allure vers la stigmatisation de l'étranger, dans le climat de chasse au sans papier qui nourrit la bête immonde, un tel débat risque d'être de la plus haute toxicité.
Nous voici donc rendus à cette invraisemblable impasse : qu'il faille renoncer à dénoncer une discrimination, flagrante, spectaculaire, massive, afin de ne pas encourager une autre discrimination, plus massive encore. Je veux croire que nous n'en sommes pas là. Je sais assez que l'Islam n'est pas la religion de l'étranger ; qu'il est la deuxième religion pratiquée en France, et à ce titre, constitutif désormais de notre identité commune ; qu'on peut et qu'on doit en discuter les pratiques sans être pris pour des complices de la xénophobie rampante. J'exige qu'on puisse discuter librement, dans une société éclairée, soucieuse d'égalité réelle, de ces sujets en voie de tabouisation. Et l'avantage d'un blog, comme celui-ci, c'est que quand on veut, normalement, on peut. Donc on fait : voilà. Je déclare le débat ouvert.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire