Il est de curieux télescopages de l'actualité. A l'heure où la Turquie réaffirme de facto sa position négationniste vis-à-vis du génocide arménien, le même pays flirte dangereusement avec le négationnisme dans un tout autre domaine que l'histoire : la biologie.
Dans un communiqué publié jeudi 1er décembre et passé quasiment inaperçu en France, Reporters sans frontières (RSF) dénonce la "censure masquée" d'Internet réalisée par Ankara par le truchement d'un système de filtrage de la Toile. Officiellement, le but louable de ce système est de protéger les internautes et en particulier les plus jeunes, des contenus choquants (pornographie, violence, etc.). Mais le filtrage est apparemment sorti de son lit et a débordé sur d'autres terrains, comme la question kurde, l'homosexualité ou... la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Les internautes utilisant ce système de filtrage mis en place par le Conseil turc des communications et de la technologie de l'information (BTK) ont ainsi eu la surprise de se voir refuser l'accès à des sites comme aboutdarwin.com, darwinday.org, evrimianlamak.org, version turque du site Understanding Evolution (co-création du Musée de paléontologie de l'université de Californie et du National Center for Science Education), ou encore richarddawkins.net, le site du biologiste britannique Richard Dawkins, spécialiste de l'évolution mais aussi grand défenseur de la pensée scientifique et de l'athéisme. Une semaine après le communiqué de RSF et après que la presse nationale turque s'est emparée du sujet, les autorités turques ont fait marche arrière et levé la censure sur la plupart de ces sites.
Il est révélateur de voir que, aux yeux de l'organisme étatique qu'est le BTK, la théorie de l'évolution constitue un danger pour les âmes sensibles, au même titre que la pornographie ou le terrorisme. Il faut également noter qu'au moment où des sites présentant cette branche fondamentale de la biologie étaient frappés par cet interdit technologique, le site du créationniste turc Adnan Oktar, plus connu sous son pseudonyme d'Harun Yahya, restait entièrement accessible à tous... Adnan Oktar s'est fait remarquer en France au début de l'année 2007, époque à laquelle il a envoyé à de nombreux collèges, lycées et universités français un exemplaire de son Atlas de la Création, où il nie, au nom du Coran, la réalité de la théorie de l'évolution tout en dénonçant "les liens occultes existant entre le darwinisme et les sanglantes idéologies telles que le fascisme et le communisme". L'homme est également venu en France en 2011 pour donner des conférences sur le même thème dans des mosquées. Des offensives réalisées avec beaucoup de moyens financiers dont on ignore l'origine.
La Turquie dirigée par l'AKP, parti islamiste modéré, n'est pas à son premier essai de censure vis-à-vis de la vulgarisation de l'évolution. En 2009, à l'occasion du bicentenaire de Charles Darwin et du 150e anniversaire de la publication de son Origine des espèces, le magazine de vulgarisation scientifique turc Bilim ve Teknik vit un dossier de 16 pages consacré à la vie et à l'œuvre du savant britannique disparaître purement et simplement de son sommaire. Pour mieux comprendre cet incident, il faut savoir que ce mensuel est édité par un organisme d'Etat, le Conseil de la recherche scientifique et technologique, longtemps indépendant mais passé sous contrôle gouvernemental en 2008... Izge Günel, le président de l'association des conseils d'université, déclara : « Un tel acte de censure, l’année où l’on célèbre le 200e anniversaire de la naissance de Darwin, est une attaque contre la science. »
On pourrait considérer que tous ces incidents ne sont que des escarmouches et non pas un véritable assaut en règle contre le darwinisme. Avec Adnan Oktar, la Turquie est néanmoins devenue le centre le plus vivace du créationnisme en version musulmane. En 2006, les résultats d'une enquête sur la manière dont la théorie de l'évolution était acceptée dans 34 pays (31 pays d'Europe auxquels avaient été ajoutés la Turquie, les Etats-Unis et le Japon) étaient publiés dans Science. Sans trop de surprise, la Turquie arrivait dernière, plus de 50% des personnes interrogées dans ce pays considérant ce pilier de la science comme faux. Alors que la France se classait 4e, derrière l'Islande, le Danemark et la Suède, on notait que, loin derrière, en 33e et avant-dernière position, se traînaient les Etats-Unis, mère-patrie d'un néo-créationnisme chrétien celui-là. Il s'agit probablement du seul pays occidental où la remise en cause de la théorie de l'évolution fait partie de la plate-forme politique et électorale d'un grand parti de gouvernement (à savoir le Parti républicain). Et, pour les héritiers de Darwin qui font la recherche biologique d'aujourd'hui, c'est sans doute plus inquiétant que les attaques turques.
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