L’auteur de l’attentat raté de Stockholm, samedi dernier, a vécu à Luton, d’où les poseurs de bombe de Londres avaient pris le train en juillet 2005. Entre musulmans radicaux et skinheads, la population est prise dans un étau.
Sept hommes s’avancent côte à côte, occupant tout le trottoir. Il fait un froid polaire mais ils n’iront pas s’attabler à l’intérieur d’un café. Ils ont peu de temps, des tracts prônant l’application de la charia à distribuer et voir leur visiteur grelotter les amuse. Ils refusent d’indiquer leur profession, de dire comment ils gagnent leur vie. "On a un travail très important", disent-ils simplement en donnant des tracts intitulés "Introduction to Islam", sept chapitres, de "L’Islam et les musulmans" à "Votre choix".
La discussion s’engage sur la Leagrave Road, une rue toute droite bordée de boutiques où l’on vend surtout de la viande hallal, des tissus de toutes les couleurs, des disques et des livres de prières. Les femmes sont toutes voilées, beaucoup sont vêtues d’un niqab intégral. Les hommes portent le vêtement traditionnel et de longues barbes. Les étals regorgent de fruits et de sacs de riz de 20 kg dans cette artère paisible et vivante, semblable à celles du Caire ou de Karachi. "Quand j’étais enfant, les non musulmans étaient plus nombreux ici" se souvient l’un des promoteurs de la charia, Saiful Islam, 31 ans. "Où sont-ils passés?" lui demande-t-on. "Ils sont partis ailleurs. Ils n’ont pas réussi à s’intégrer…" Son bon mot fait sourire ses amis dont Ibrahim Andersen, roux aux yeux bleus, ancien skinhead converti il y a trois ans.
Taymour Abdul Wahab, le kamikaze qui s’est fait exploser samedi dernier à Stockholm, a étudié à l’université de Luton, y obtenant en 2004 une licence en médecine sportive. Il habitait il y a quelques semaines encore dans le quartier de Leagrave Road, tout comme le cerveau présumé d’une attaque (avortée) contre un centre commercial et une discothèque anglaise en 2004. Ou bien deux hommes condamnés à perpétuité et à 26 années de prison pour leur participation au complot contre la ville de Glasgow et l’aéroport d’Heathrow en 2007.
Militaires insultés à leur retour d'Irak
C’est aussi de Luton (220.000 habitants) que les membres du commando ayant frappé Londres, le 7 juillet 2005 (56 morts, 700 blessés) ont rallié la capitale, 35mn de train plein sud. C’est encore dans cette ancienne ville ouvrière, siège des moteurs Vauxhall dont les 30.000 ouvriers ont presque tous été licenciés en 2002, que des militaires qui défilaient à leur retour d’Irak ont été traités de "tueurs d’enfants" et d’"assassins" l’année dernière. En représailles, des militants d’extrême-droite ont créé l’English Defence League (EDL), groupuscule raciste et ouvertement anti-islamique. Ayant prévu de défiler dans les rues de Luton en février prochain, l’EDL a finalement abandonné l’idée d’inviter le pasteur américain Jones, qui voulait brûler le Coran le 11 septembre dernier avant d’y renoncer.
Au sujet du kamikaze de Stockholm, Saiful Islam estime que son geste est "choquant mais pas surprenant. C’est la politique étrangère du Royaume-Uni, en Irak, au Pakistan et en Afghanistan qui pousse certaines personnes à devenir extrémistes. Tant que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne occuperont ces pays, les attentats se poursuivront. C’est malheureux mais c’est inévitable. Les musulmans ont le sentiment que l’Occident est en guerre contre eux. Ici, dès qu’on porte une barbe longue, on se fait traiter de taliban." Saiful Islam se défend d’être un radical. Il souhaite pourtant l’application de la charia, la loi islamique, pour tous les habitants de Grande-Bretagne et d’ailleurs. "Nous ne vous obligerons pas à devenir croyant, nous n’exigerons pas de vous que vous deveniez musulman mais nous pensons que la charia est la solution aux maux qui rongent nos sociétés."
Des brochures contre "le mythe du terroriste martyre"
Le mois dernier, une enquête de la BBC a montré que 5000 élèves d’écoles coraniques britanniques ont reçu des leçons sur comment amputer les mains et les pieds des voleurs, quelle est la meilleure méthode d'exécution pour punir un homme reconnu coupable d'homosexualité… Un manuel destiné aux écoliers de 6 ans leur expliquait que ceux qui ne croient pas en l'Islam sont voués au "feu de l'enfer" après la mort. Secrétaire de la mosquée de Bury Park, également appelée "Luton Islamic Centre" (...)
Latif prône des idées plus radicales, à commencer par l’application de la charia. "Bien sûr que les femmes doivent être éduquées mais leur place est d’abord à la maison, à prendre soin des enfants. Vous dîtes que la charia opprime les femmes? Moi, ici, en Angleterre, je vois des adolescentes opprimées par des hommes qui les font tomber enceintes à 14 ans. Je vois des femmes opprimées par l’industrie cosmétique et celle du prêt-à-porter." Il dénonce aussi le "lobby juif international", qualifie Israël d’Etat "fasciste", estime qu’"avant la guerre, l’Afghanistan était l’un des pays les plus sûrs au monde". Et soutient que "George W. Bush et Tony Blair ont été les plus grands recruteurs d’Al-Qaïda, bien plus que Ben Laden."
Telle un mini-mur de Berlin, une passerelle pour piétons sépare Leagrave Road du reste de la ville. D’un côté, le quartier musulman et ses 35.000 habitants. De l’autre, le quartier asiatique, fort de plusieurs milliers de personnes venues d’Inde et du Sri Lanka dans les années 60 et 70 pour travailler à l’usine; le "secteur anglais", juché sur les hauteurs; le centre-ville où tous se retrouvent pour faire du shopping. Au "Duke of Clarence", pub de carte postale, seuls des Anglais de souche jouent au billard, descendant bière sur bière et maudissant cette "ville de merde où il n’y a plus rien, plus de travail, plus de club de foot digne de ce nom, rien que du chômage et des problèmes sociaux."
L’English Defence League séduit de plus en plus de jeunes désoeuvrés. "Ils se font passer pour les derniers défenseurs de la chrétienté, se désole un élu qui requiert l’anonymat, par peur des représailles. Ils se servent de l’actualité pour tenter de provoquer une guerre entre chrétiens et musulmans. Ils ne sont peut-être que 50 activistes mais leur renommée va grandissant dans toute la région. Du coup, l’immense majorité des habitants de cette ville se retrouve coincée entre deux extrémismes: islamiste d’un côté, fasciste de l’autre."
Des habitants se battent contre ce qui apparait à certains comme une fatalité. Educateur au Centre for Youth and Community Development, Halim travaille auprès des jeunes depuis trois ans. "Mon rôle est de leur dire: 'Si vous êtes Britanniques ou si vous vivez en Angleterre, vous devez respecter les lois de ce pays.' Mon rôle consiste aussi à leur montrer que s’ils sont mécontents, s’ils veulent protester contre la guerre en Afghanistan, ils peuvent écrire à leur conseiller municipal, à leur député ou au ministre des Affaires étrangères. Je leur dis aussi que, selon le Coran, il est interdit de se tuer et de tuer d’autres personnes, et que s’ils ont des problèmes, ils doivent employer des moyens légaux." Difficile mais pas perdu d’avance: "Il ne faut jamais baisser les bras."
Une ville coupée en quatre. Une immigration massive durant les années 60 et 70, au point qu'elle compte un habitant sur deux d’origine étrangère. Des tensions religieuses, une économie terriblement sinistrée, principale cause de tous ses maux: Luton est une ville qui souffre. "Une fois par an, on voit revenir les médias et toujours pour une mauvaise raison" se désole Peter Adams, qui œuvre au rapprochement des différentes communautés ethniques et religieuses par le sport, la musique, des interventions dans les écoles ou les hôpitaux. "La seule chose que nous nous interdisons de faire est de prier ensemble", sourit-il. "Parfois, dans les écoles, nous entendons des enfants dire des choses épouvantables sur les musulmans. Les Anglais de souche qui lisent les tabloïds ne viennent plus dans le centre. Notre situation est vraiment difficile." Devant l’autel de l’église St-Mary, où il reçoit, Peter Adams formule une prière: "Que cette ville, vue par beaucoup comme un vivier du terrorisme, devienne un endroit de paix." Mais y croit-il vraiment?
JDD
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