IRAK
La nuit, un feu, des regards suspicieux. De gros parpaings barrent la route. Notre chauffeur baisse sa vitre et palabre en syriaque, une langue proche de celle du Christ. De son interlocuteur, emmitouflé dans un keffieh, on ne distingue qu’un regard noir, qui finit par s’adoucir. Il abaisse sa kalach’ et nous fait signe de passer. Debout près du brasier, d’autres hommes armés se réchauffent en silence. Dans le nord de l’Irak, à Karmless, de confession syrienne catholique, nul ne pénètre plus, sauf s’il est attendu, comme nous. Le village se trouve à une vingtaine de kilomètres de Mossoul, où la chasse aux chrétiens s’est ouverte à la chute de Saddam. Ils ont beau vivre ici de toute éternité, ils paient pour l’invasion des « croisés », les « Ameriki ». Enlèvements, meurtres... Personne, même les gosses, n’est à l’abri.
Le chef des sentinelles nous accueille dans son PC. Sur des sofas préhistoriques, dix moustachus aux traits tirés sirotent des verres de thé sucré. Combien de paroissiens à la messe de 7 heures ? « Environ 700, Inch’Allah. » Si Dieu veut... Cette expression arabe vaut aussi pour les chrétiens. Mais ces jours-ci, les voies du Seigneur paraissent plus impénétrables que jamais. Seule certitude, il faut se défendre. En 2005, avec l’accord de la police locale, débordée, 250 gars du village ont reçu des armes d’un mécène kurde. Ils se relaient pour patrouiller, talkie-walkie au ceinturon. Pas un luxe puisqu’ils ont notamment trouvé des bombes sur la route qui mène à Karmless. Le ciel pâlit, réveillant la cloche de l’église, qui lève des nuées d’étourneaux. De toutes les rues affluent les fidèles. Aux petites vieilles courbées, en longues robes de velours se mêlent des dames aux jupes ultra-moulantes, dont les chevilles vacillent sur des talons aiguilles manifestement réservés aux dimanches. Un minuscule bambin porte le même complet que son papa. Les papys, en burnous et keffieh retenu par une corde, semblent tout droit sortis de Lawrence d’Arabie.
A la sortie de la messe, une femme se précipite sur le curé. Janet est arrivée hier de Bagdad, avec toute sa famille. « Là-bas, c’était atroce, répète-t-elle, éperdue. En chemin, j’ai même dit à Dieu : “S’il te plaît, puisqu’il faut mourir, tue-moi ! Je n’en peux plus.” » Quand elle apprend que nous sommes français, elle se jette dans mes bras : « Vous savez, nous sommes très touchés que la France soigne nos blessés. A Bagdad, personne ne nous protège, pas même les Américains. » Restent les farouches villageois du Nord. Alors, comme des centaines d’autres, elle est venue se mettre sous leur protection. Le père Youssef Chamhoune nous entraîne dans sa cuisine pour une omelette. Un réfugié de Mossoul rompt une galette de pain d’un geste las : « Mon frère a pris une balle dans le ventre, en plein jour. Quand j’ai demandé une enquête, j’ai reçu des menaces de mort. Alors, j’ai vendu ma maison à moitié prix et je suis parti. » Affreusement banal. « Des types m’appellent pour me dire qu’ils vont me faire la peau », tonne le prêtre. Un père courage, mais il n’est pas le seul. Deux autres villages se sont armés. Idem pour le centre-ville de Karakoch, où siège l’évêché.
En nous rendant dans cette bourgade, nous traversons un paysage de fin du monde. Mgr Georges Casmoussa, 72 ans, nous accueille dans son bureau tapissé de livres. Il maîtrise à merveille la langue de Molière, apprise au séminaire. En 2005, des islamistes l’ont enlevé à Mossoul. « Enfermé dans le coffre de leur voiture, j’ai dit : “Mon Dieu, c’est du sérieux. Donnez-moi la grâce de ne pas lâcher des mots qui envenimeraient la situation.” » Il passera plusieurs jours les yeux bandés, pieds et poings liés. A son gardien, qui promet de l’égorger « comme un mouton », il répond avec douceur. Son interlocuteur semble désarçonné, mais apporte un jour un poignard : « Placé derrière moi, il pose la lame sur mon cou et me demande si j’ai peur. Je réponds : “Non. En d’autres circonstances, je vous aurais dit que je suis à votre merci et vous à la mienne [c’est un verset du Coran]. Mais maintenant, je suis à votre merci, agissez selon votre conscience.” Il me suggère de prononcer des paroles à l’intention de mes proches. Je dis que j’offre ma vie pour la paix en Irak et pour que ses enfants, musulmans et chrétiens, se prennent par la main pour construire ce pays. » Silence interloqué du bourreau. Puis : « Par Dieu, ce sont de bonnes paroles... » Le bon pasteur pourra continuer de mener encore ses brebis, tout en aiguisant son jugement sur le fanatisme : « On a voulu me tuer en disant “Au nom de Dieu”... C’est impensable. Egorgez-moi, si vous voulez, mais pas au nom de Dieu. »
Nous repassons par Karmless pour la messe de 16 heures, que les ados fréquentent avec la même assiduité qu’une boîte de nuit. Défilé de mode pour tout petit budget. Avant d’entrer dans le lieu de culte, des filles au tee-shirt à paillettes se signent, puis se prosternent devant un bas-relief : une martyre des premiers temps du christianisme s’y fait transpercer la tête par un glaive. Tandis que le Christ et la Vierge de l’église clignotent pour les fêtes, un père Noël
made in China joue du saxo dans la devanture de l’épicerie locale. Le soleil se laisse choir dans un fouillis de fils électriques. Une demi-lune se lève, bancale, comme un sourire mal assuré. « J’ai beaucoup vécu, nous a dit Mgr Casmoussa. Mais pour la première fois, ni le passé ni le présent ne me livrent le moindre indice. L’avenir est un brouillard. »
EGYPTE
La présence des chrétiens est tout aussi ancienne en Egypte qu’en Irak. Mais les Coptes, eux aussi, sont en butte à la haine. « “Voile-toi la tête, sale chrétienne !” Voilà ce que j’entends chaque jour dans la rue. » Luna parle d’un ton gouailleur, allume cigarette sur cigarette, éclate de rire quand on s’étonne de ses 60 ans. « Je vis seule avec ma fille. L’immeuble est 100 % islamiste, les voisins nous harcèlent pour nous faire déguerpir, alors j’ai pris des chiens. Un remède presque pire que le mal : ces animaux sont impurs pour les musulmans. » Comme d’autres, cette veuve accepte de témoigner, mais à huis clos. Les Coptes se cachent pour parler. Assez d’ennuis comme ça. Les autorités détestent qu’on fasse une vilaine pub à l’Egypte : mauvais pour le business.
Nous sommes au Caire, dans une pièce fraîche et calme. Une quinquagénaire au visage épuisé pousse timidement la porte. Savates, tablier... Camelia, femme de ménage, raconte que sa fille rentre chaque soir en pleurs, car ses camarades en ont fait leur bouc émissaire sur le thème : « Tu adores des croix de bois et tu manges du porc. » Navrée, la mère regarde ses mains usées : « Je lui dis de les ignorer, mais comment ne pas s’en faire ? » Hier, le propriétaire de mon immeuble a bloqué l’entrée au moment où nous allions passer. Je l’ai entendu dire à son frère : “On réussira bien à les faire partir un jour.“ » Georges, lui, n’a pas de problème dans son quartier. Cet ouvrier trentenaire fume régulièrement le narguilé avec ses voisins musulmans, des copains. Mais il trouve l’ambiance générale de plus en plus sinistre : « Pendant la grande prière du vendredi, j’entends les hauts parleurs des mosquées diffuser des paroles haineuses : « Méfiez vous des Juifs et des Chrétiens. Ne les fréquentez pas, ne mangez pas avec eux, ne travaillez pas avec eux. »
Marie, elle, se rend chaque jour à la fac, la peur au ventre. Gracieuse et menue, elle porte un jean slim, seule concession à la mode. « Les garçons m’insultent, raconte l’étudiante. A mon passage, ils demandent pardon au Tout-Puissant d’avoir vu un spectacle qui les a souillés. Si je mettais un voile, je serais tranquille. Mais pas question ! »
Quant aux hommes chrétiens, s’ils n’ont pas de problèmes de foulard, tout Egyptien les reconnaît en un coup d’œil. « Vous voyez mon alliance en or ? Si j’étais musulman, je ne porterais pas ce métal », explique Alexandre. Cet homme d’affaires nous a donné rendez-vous pour une bière fraîche dans un bar « compréhensif ». On trinque. Il tend son poignet droit, tatoué d’une croix copte. « On nous surnomme “les os bleus”. » Tout sauf un sésame. « Mon entreprise est sans cesse victime de tracasseries administratives. Et dans ce pays, les chrétiens ont du mal à trouver du travail. Quand la chaîne de fast-food Mo’men s’est ouverte, toutes les annonces d’emploi précisaient que les jobs étaient interdits aux Coptes. » Il soupire : « Mais c’est pire ailleurs, regardez l’Irak ! » Les trois quart de sa famille se sont exilés. Pas lui.
A une heure de taxi, un petit bonhomme nous reçoit autour d’un café turc. Barbe brune et soutane noire. Volubile, ce curé copte ponctue ses tirades d’éclats de rire. Pour conjurer le sort ? Le quartier de sa paroisse est devenu un fief islamiste, où certains croient que les prêtres sont des sorciers. « Dans la rue, on me traite de “sale païen”. Certains s’écartent à mon passage, comme ils le font d’un chien. Récemment, j’ai reçu un crachat du ciel ! Il a atterri sur ma tête et mes épaules. Je lève les yeux et, là, je reçois un seau d’eau. Ça venait sans doute d’un balcon. » Le mot « sacerdoce » prend ici tout son sens. Le bon père s’accroche à son message de paix, d’amour et d’humour : « L’autre jour, trois fanatiques m’ont encerclé. J’ai fait comme si c’était un jeu de gosses à la récré, ça les a fait rire, ils m’ont laissé partir. » Comme tous nos interlocuteurs, l’homme d’Eglise sépare islamistes et musulmans. Souligne que des passants viennent spontanément s’excuser du comportement de ces faux frères : « Pardonnez-nous, ces gens-là ne comprennent rien à la religion. »
A l’écart de la ville, les chiffonniers ne souffrent pas de ce genre d’agressions. Au pied de blondes falaises, ils vivent groupés. Très groupés. Un bloc compact d’immeubles en briques rouges, juste à côté d’un immense cimetière, la Cité des Morts. Ici, deux pick-ups peuvent tout juste se croiser. Les chargements, des piles de sacs de six ou sept mètres, oscillent dangereusement. Bienvenue chez les protégés de sœur Emmanuelle, éboueurs et recycleurs de la capitale ! Un vieil homme arrose le sol pour retenir la poussière. Au ruminement des moteurs diesel se mêle un concert de marteaux, de scies et de broyeuses qui s’échappent des ateliers. Trois hommes, assis par terre, brisent à mains nues des restes de glacières en plastique blanc. Les mouches aussi, restent groupées, en nuées furibondes au-dessus des sacs fermés. Les déchets « propres », eux, s’entassent en piles immenses dans les cours : transistors, vêtements, jouets cassés… Atef, 45 ans, nous accueille chez lui, soit un immeuble entier, où vit toute sa tribu.
Nous grimpons six étages pour accéder au toit. Dans l’escalier de béton, ouvert sur l’extérieur, deux chèvres s’écartent en bêlant. Puis reprennent leur grignotage méthodique du moindre débris comestible. Ici, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. D’où le cochon. Dans le cochon, tout était bon. Sa viande bien sûr, mais aussi sa graisse, qu’on revendait à bon prix une fois fondue. Sous le pigeonnier de bois qu’il a construit, Atef raconte. Rien de bien original puisque tous ses voisins ont subi le même sort. Durant l’épidémie de grippe H1N1, dite porcine, les autorités ont éliminé le cheptel de porcs. « J’en avais 400, je les ai perdus du jour au lendemain. Ça représentait la moitié de mes revenus. » Restent les trois tonnes de poubelles qu’il ramasse et trie chaque jour en famille. Et les pigeons.
« C’est nous les descendants du peuple des pharaons. “Copte”, ça veut dire égyptien »
Nous repartons. Le Caire n’est qu’un gigantesque embouteillage où beuglent les Klaxon. Une coupole dotée de la croix copte soutient un ciel blanc de pollution. Devant l’entrée, une guérite et une voiture de police. Un galonné discute avec trois flics. Samedi 6 novembre, Moubarak a condamné les menaces d’Al-Qaïda contre les Coptes et promis de les protéger. Paroles suivies d’effet. Sur le trottoir, six écolières se croisent, les unes en jupe et chemisier, les autres en fichu blanc et robe grise jusqu’à terre. Elles doivent avoir 9 ou 10 ans. Un étal vend les cassettes d’un cheikh aujourd’hui décédé, mais qui compte de plus en plus de fans. Un père spirituel qui se vantait de ne pas lire le moindre livre, hormis le Coran.
Je repense aux propos d’Alexandre : « Moi, j’ai plein d’amis musulmans. Chaque mot du Coran peut se comprendre de dix manières. » A ses yeux, les islamistes parviennent de plus en plus à imposer leur interprétation. « Les Frères musulmans sont riches et organisés. Ils s’infiltrent partout, comme une pieuvre. Moubarak reste notre seul rempart contre leur haine. Mais il est malade et l’élection présidentielle est pour bientôt. Le jour où il disparaît, c’est foutu. On a tous peur que ça devienne l’Arabie saoudite, ici. On risque un conflit à la libanaise car, si beaucoup sont partis, nous ne nous laisserons pas faire. Ecoutez-moi, moi qui déteste la guerre, toutes les guerres. Les trois quarts de notre famille se sont exilés, mais mon père a choisi de rester. Moi aussi. C’est nous les descendants du peuple des pharaons. “Copte”, ça veut dire égyptien. »
LIBAN
En parlant du Liban, Alexandre évoquait la guerre civile passée. Mais à Beyrouth, on pense qu’elle va reprendre d’un jour à l’autre. Cette fois, la menace viendrait du Hezbollah, trop puissant. Extérieur nuit. Sur la terrasse du très glamour Skybar, glisse une silhouette aux longues jambes fuselées sous sa minijupe. « Admirez, admirez ! Dans quelques mois, vous ne verrez plus que ses chevilles, et encore. » Philippe ne plaisante qu’à moitié. C’est tout un mode de vie qui pourrait s’écrouler. Les collines de Beyrouth scintillent dans la nuit tiède. « On est sans doute le seul endroit au monde où Louboutin signe les semelles de ses chaussures à la veille d’un conflit », soupire Clara, en sirotant un raki. La mode, l’alcool, la fête, autant de symboles brandis face à la marée islamiste. Version sunnite au nord, chiite au sud. Une guerre de religion ? Plutôt monde libre contre totalitarisme.
« Le Hezbollah, c’est le IIIe Reich dans toute sa splendeur, clame Philippe. Ils noyautent tout. Ils ont même réussi à faire retirer le “Journal d’Anne Franck” du programme dans une école américaine. » Et d’ajouter, grinçant : « Les islamistes sont soutenus par des dictatures. Si on nous massacre, qui nous défendra ? On est invisibles pour les Occidentaux. »
« Je refuse qu’on force un jour ma sœur à porter le voile »
Chronique d’une fin annoncée ? La messe n’est pas encore dite. Au pays du Cèdre, les racines sont tenaces et l’on s’accroche au moindre arpent, surtout s’il fut saigné mille fois par les obus. Dans la zone piétonne rénovée, les églises s’entrechoquent. Non qu’elles bruissent de croyants. Depuis la guerre civile, ils se sont établis ailleurs. Mais nous sommes au cœur de Beyrouth. Il faut y marquer sa présence. La cathédrale maronite, elle, se retrouve réduite au rang de jouet par une immense mosquée toute neuve. « C’est la faute de l’évêque, enrage un fidèle. Il a refusé d’acheter ce terrain après la guerre. » Installées en terrasse, des élégantes papotent au téléphone. Elles s’interrompent soudain.
Au centre de la place de l’Etoile, l’horloge Rolex vient d’afficher 11 h 16. Un muezzin se lance, puis un deuxième, un troisième. Assourdissants. « Tu ne peux pas choisir de ne pas les entendre », s’énerve Franck, professeur d’histoire. Plus que de religion, ces mélopées lui parlent d’interdictions. S’il suspend un chapelet à son rétroviseur, c’est pour revendiquer sa liberté : « Je refuse qu’on m’interdise un jour de fumer pendant le ramadan, ou qu’on force ma sœur à porter le voile. » Nous sommes dans un quartier chrétien, face au bastion chiite. Si la poudrière s’enflamme, c’est d’ici que jaillira l’étincelle. De part et d’autre de la rue, deux univers se toisent. D’un côté, les affiches du Hezbollah. De l’autre, des croix. Comme pour barrer le passage.
« Deux filles couvertes des pieds à la tête tartinaient de crème solaire une troisième, portant un simple string »
Au Sud-Liban, fief du parti chiite, il reste des confettis de territoires chrétiens. Comme à Tyr, où une poignée de pêcheurs survit en traquant le mérou. On songe aux apôtres... « Vous vous rendez compte ? C’est une terre bénie, Jésus lui-même y a porté ses pas », s’exclame, tout sourire, Monseigneur Charbel Abdallah, évêque maronite croisé dans une des ruelles blanches. Mais il s’inquiète, les jeunes désertent, pas de jobs par ici. Un homme d’affaires a fait un pari : « Créer des entreprises pour retenir les jeunes. Merci mon Dieu, j’ai les moyens d’investir ! »
Comme toujours au Liban, le combat sera d’abord visuel. En tête de proue, la rénovation, pour 2 millions de dollars, d’une ancienne demeure. « Ça prouve aux habitants que je m’engage. » Quant aux chiites, ici, pas de problèmes. Ils viennent discrètement boire une petite vodka et me disent : “Si vous partez, on ne pourra plus le faire.” » De la terrasse, il montre le rivage en contrebas. « Tout le monde vient y nager. Je me souviens de ces trois copines : deux filles couvertes des pieds à la tête tartinaient de crème solaire une troisième, portant un simple string. Je veux que ça continue. » Son nom ? Il nous prie de ne pas l’écrire. Se vanter d’aider les autres, c’est « aïb » (la honte).
Nous poussons plus au sud. Les affiches défilent : entre deux appels au djihad, une jeune fille déguste une glace en tenue fort peu islamique. Un panneau indique l’entrée d’une piscine « strictement réservée aux femmes ». Check-point. Nous passons dans la zone contrôlée par la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). Le voyage se poursuit sur des collines arides, ponctuées d’immenses villas en construction. Ventrues et kitchs à souhait. On traverse des villages où toutes les enseignes font de la mécanique. Carcasses désossées, piles de pare-choc ou de portières… Des gamins zigzaguent à Mobylette, nous glissent un regard furtif. Ils sillonnent le territoire, rapportant au Hezbollah le moindre mouvement qui leur paraît suspect. Juste avant la dernière ascension, des réverbères arborent le drapeau noir de la milice chiite.
Dans un jardin du village chrétien de Klayaa, au sommet d’une montagne, nous dégustons un café turc. Autour de la table, des habitants, très remontés, mais qui, par crainte de représailles, souhaitent conserver l’anonymat. « Ici, nous sommes une île dans un océan chiite. On a fait tout pour nous faire partir, de manière insidieuse, en nous proposant des sommes astronomiques pour nos propriétés », dit l’un. A une veuve de 70 ans, on a offert 12 000 dollars pour un terrain qui en vaut 2 000. Elle a refusé. Le ton monte : « Nous ne vendrons pas un pouce de la terre de nos ancêtres, même face aux pires ennuis financiers. » Beaucoup travaillent en ville et reviennent le week-end. Leur grande fierté, c’est d’avoir conservé trois écoles de qualité, que fréquentent d’ailleurs aussi des enfants musulmans de villages voisins.
Dans la rue principale, le Tasty Restaurant sert quelques plats où le porc tient une place de choix. Même les spaghettis à la carbonara sont préparés avec du bacon. Sous un parasol, deux jolies brunes boivent des sodas. Sofia, 20 ans, étudiante en graphisme à Beyrouth, a conçu le tee-shirt multicolore de sa petite sœur, Mariam. « J’adore sortir le soir », dit la lycéenne qui montre une photo sur son BlackBerry : « C’est quand on a fêté Halloween ! » Lèvres peintes en noir, visages hilares. « Lui, il est chiite ; lui, chrétien... » Sa meilleure amie est musulmane. « La seule chose qui m’attriste, c’est d’être obligée d’éviter certains sujets. Comme les vêtements. Et puis quand je vais chez ses parents, je dois me couvrir pour ne pas les choquer. Alors que moi, j’aime trop la mode. » Ce soir, les sœurs iront danser au tout nouveau bar karaoké. « On y sert plein d’alcool », annonce fièrement un habitant. Sur le toit, une immense croix rouge toise le paysage. De l’autre côté de la vallée, se dessinent les montagnes israéliennes. Mais pour rallier l’Etat hébreu, il nous faudra reprendre l’avion.
TERRITOIRES OCCUPES
L’air de la crypte est moite de prières, murmurées dans des centaines de langues. Une babouchka en robe rouge s’agenouille et embrasse le sol. Le Christ aurait vu le jour à cet endroit précis. Orthodoxes, catholiques et protestants défilent, venus du monde entier pour se recueillir dans la grotte de la Nativité de Bethléem. Trois jeunes filles remontent les marches vers l’aile catholique. Chacune pose une bougie face à la Vierge. Trois jeans moulants, deux chevelures brunes et un foulard. Islamique. « Oui, nous sommes musulmanes, dit Ru’aa. Nous venons souvent ici faire des vœux. Myriam est dans le Coran, vous savez. » Myriam, c’est Marie en arabe. Et de vœux, ces habitantes du camp de réfugiés Dehesheh ne manquent pas.
« Musulmans ou chrétiens, nous, les Palestiniens, sommes tous dans la même galère ! s’exclame Joseph, 52 ans. Même si les Israéliens cherchent à nous diviser. Aux checkpoints, ils nous laissent parfois passer plus vite quand ils découvrent notre religion. Ça révulsait mon père. Il répliquait : “Moi, je suis un Arabe palestinien.”» L’homme, de confession grecque orthodoxe, est mort l’an dernier. Son fils, un artiste qui vit à Jérusalem, n’a pu faire venir la plupart de ses parents et amis à l’enterrement. « Même pas ma vieille tante, qui l’adorait. » Ces bannis vivent tout près, mais en Cisjordanie, derrière le mur qui sépare désormais le territoire occupé d’Israël.
Nous y voilà. Toujours à Bethléem, mais seul un Roi mage sans GPS y porterait ses pas. Au loin, les façades blanches se dorent au soleil automnal. Mais que d’ombre dans cette étrange ruelle ! Pas de passants. Pas de voitures. Derrière nous, de petits immeubles. Devant nous, une paroi. « Vous avez volé notre terre, et c’est nous que vous traitez de criminels ? » Aux dessins multicolores se mêlent des inscriptions rageuses ou tristes, parfois drôles : « Relance-moi mon ballon. » Le regard grimpe. A vue d’œil, dix bons mètres de béton. Le mirador est vide, mais le dispositif est truffé de caméras de surveillance. Claire Anastas habite dans une maison dont la façade est désormais aveugle, face au mur.
« Ils l’ont construit en un jour, en 2003 », explique cette blonde aux yeux cernés par les soucis, mais soigneusement maquillés. Sa famille habitait au bord de la route qui reliait Jérusalem à Jaffa. Coupée. « Nous avions un atelier de mécanique et une boutique de souvenirs pour les visiteurs du tombeau de Rachel », poursuit cette mère de quatre enfants. Le mur fait un crochet, plaçant le site voisin côté israélien. La boucle est bouclée. L’avenir, bouché. « Nous avons tout perdu. Notre logement est réquisitionné par l’armée israélienne. Nous pouvons l’habiter, mais pas le vendre. Notre garage n’existe plus et notre magasin n’a presque plus de clients. » Un cauchemar qui n’en finit pas.
« En 2002, les soldats israéliens nous réveillaient souvent en pleine nuit, pour venir tirer de chez nous. On se blottissait tous dans un coin. Mes enfants avaient les yeux révulsés de terreur. Aujourd’hui, ils rêvent de s’exiler, comme l’ont fait la plupart des voisins. » Mais un Palestinien qui part abandonne le droit de revenir vivre sur sa terre. « Ici, lance Claire, c’est encore plus compliqué quand on est chrétien, car nous sommes devenus une toute petite minorité. Qui se préoccupe de nous ? Qui ? Moi, je veux rester. Je crois aux miracles. Nous avons déjà survécu à tant d’horreurs ! » Elle montre une petite crèche en bois d’olivier, qu’elle a fait fabriquer pour sa boutique. Avec un détail inédit : une paroi sépare le bœuf et l’âne de la Sainte Famille. « Voyez, on peut soulever le mur. Et à l’arrière, il y a une porte ouverte, signe d’espoir... » Le regard de son époux, Tony, s’éclaire un instant. Depuis des années, toutes les issues lui paraissent barrées. Il a beau chercher, il ne trouve que des boulots occasionnels de mécanicien.
Anastasia, elle, a un travail. Pulpeuse et souriante, elle nous reçoit en jogging et débardeur. Elle aussi vit à Bethléem, avec une partie de sa famille, grecque orthodoxe. Elle referme son ordinateur, posé sur la table de la cuisine. « Aujourd’hui, je travaille chez moi, ouf ! » Les autres jours, cette comptable met une heure vingt pour rallier son bureau, à Tel-Aviv, par l’autoroute. « Je ne sais jamais combien de temps je serai arrêtée aux checkpoints. Nous sommes traités comme des moins que rien. Je pourrais émigrer, mais je préfère rester auprès des miens. »
« Nous voulons juste vivre normalement », explique Ala’a en jetant les falafels dans l’huile bouillante. A un jet de pierre de la basilique de la Nativité, le restaurant Afteem appartient à sa famille, grecque orthodoxe. En fin de service, le jeune homme se pose. Récemment, il s’est rendu à un mariage à Ramallah, avec son frère, sa belle-sœur et leur bébé. Pas de traversée du mur, simplement un trajet en Cisjordanie. « Au retour, vers 1 heure du matin, on a eu droit à la Surprise Kinder ! A un des checkpoints fixes, on nous avait déjà demandé à quoi servait le couffin du bébé, mais là, c’était un contrôle volant.
Une policière nous ordonne d’attendre et s’en va. Vingt minutes plus tard, je donne un petit coup d’avertisseur pour lui rappeler notre existence. Elle revient avec un collègue qui s’étonne de nous trouver là. Elle répond : “J’avais juste envie de les arrêter.” Ce genre d’arbitraire se répète à l’infini, pour bien nous faire sentir que nous sommes occupés. Ces gens-là ne nous voient pas comme des êtres humains. » Nous repartons entre chien et loup. La prière du muezzin retentit. Au même instant, s’allument les décorations de Noël, suspendues aux réverbères : un sapin, des cloches et, juste avant le checkpoint, sésame pour Israël, une étoile.
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