Riposte Laïque : Vous avez écrit en 2002 un livre "La République et l’Islam, entre crainte et aveuglement", avec Jeanne-Hélène Kaltenbach. A cette époque, on était déjà rapidement traité de raciste dès qu’on critiquait certains aspects agressifs de l’islam. Vous dénonciez de nombreux reculs de la République, devant l’offensive islamiste. Quel est votre regard, huit ans après la sortie de ce livre, sur les réponses de la société française ?
Michèle Tribalat : Ce livre, il faut le rappeler, avait un titre bien banal - La République et l’islam - et venait après d’autres ouvrages aux titres tout aussi convenus du genre l’islam et la République ou l’islam dans la République. À l’époque déjà, il était difficile d’annoncer la couleur de manière explicite. J’avais choisi un titre qui me paraissait bien plus pertinent et en rapport avec ce que nous souhaitions traiter dans cet ouvrage : Islam, les yeux grand-fermés. Ce titre exprimait bien notre projet et avait l’avantage de faire référence à un film osé de Stanley Kubrick - Eyes Wide Shut - allusion qui me plaisait beaucoup mais qui n’a pas plu à l’éditeur. Le titre nous a été imposé et je n’ai jamais souhaité le défendre.
Dans ce livre, nous voulions montrer les dangers de l’islamisme, montrer qu’il ne tombait pas soudainement du ciel, si l’on peut dire, que sa légitimité plongeait dans les textes sacrés et qu’il avait donc bien un rapport avec l’islam qu’il ne fallait pas éluder. Tous les commentaires du genre « les actes terroristes n’ont rien à voir avec l’islam » ou « ceux qui ont fait ça ne sont pas des musulmans » sont absolument contre-productifs. Ils n’aident pas les musulmans de bonne volonté à envisager les sacrifices nécessaires à l’acclimatation de l’islam en Europe.
Les terroristes islamistes se réclament de l’islam. Au nom de quoi refuserions-nous de les croire, nous qui ne savons généralement rien de cette religion ? C’est une mauvaise stratégie parce que nous en arrivons à croire que le combat politique se résume à débusquer les cellules islamistes prêtes à poser des bombes. Tant qu’ils ne jouent pas aux artificiers, les militants de l’islam deviendraient ainsi présentables.
Notre livre visait aussi, et sans doute avant tout, à révéler la faiblesse et la complaisance avec lesquelles nous accueillons les exigences politico-religieuses islamiques. Il ne faut pas espérer acclimater l’islam à nos sociétés modernes en présentant ces dernières comme spirituellement vides, sans honneur, sans histoire prestigieuse, sans culture propre, sans traditions, sans rien à défendre, sans continuité à construire. Nous regrettions donc cet autodénigrement, ce goût de l’autre excessif qui enlève toute consistance et tout attrait à la société dans laquelle l’islam doit trouver sa place.
Nos remarques d’alors restent valables. Aujourd’hui, nous aimons l’authentique, pourvu qu’il soit « terroir » ou « exotique ». C’est ce qui nous amène à privilégier un islam tel qu’il se présente, avec ses coutumes, traditions et rites, à un islam rénové et adapté aux exigences de nos sociétés modernes. Nous y voyons un islam authentique alors que nous sommes incultes en la matière. Les musulmans progressistes prêts à moderniser leur religion et les habitudes culturelles qui vont avec nous plaisent beaucoup moins. Pourtant, ils connaissent de l’intérieur les méfaits et ravages d’une obédience aveugle à ce qu’exigerait une application intégrale de l’islam conçu comme parole divine inaltérable. Ils parlent haut et fort, avec émotion, désespoir et colère. Et, paradoxe, ce sont eux qui sont jugés excessifs.
Il s’est ainsi trouvé des « sages » de la commission Stasi pour juger que l’audition de Chahdortt Djavann avait été une faute de goût. La France a tourné le dos à Ayaan Hirsi Ali alors que nous aurions dû être honorés de la compter parmi nous, mais a offert l’asile à un terroriste colombien et gracié une terroriste italienne. J’attends avec impatience la réaction de la France lorsque les États-Unis vont lui demander d’accueillir des « présumés » terroristes de Guantanamo. Il n’est pas impossible que nous en prenions quelques uns pour raison humanitaire.
Nous n’avons pas, à ma connaissance, de mouvement musulman équivalent à celui qui est né aux Etats-Unis dans l’après 11 septembre -« Free Muslim Coalition » - et qui a compris que cet événement engageait la responsabilité des musulmans. Kamal Nawash, à l’origine de Free Muslim Coalition écrivait ainsi : « il ne suffit pas que les modérés musulmans déclarent que certains passages du Coran ont été exploités politiquement. Les musulmans doivent réaliser que ces passages n’auraient pas été exploités s’ils n’existaient pas… Nous, musulmans, devons balayer devant notre porte et congédier les nombreux leaders qui à longueur de sermons prêchent la haine, l’intolérance, la violence. Nous ne devons plus avoir peur d’admettre que, comme musulmans, nous avons un problème avec l’extrémisme violent. Si nous devions rester silencieux, nous ne pourrions espérer que l’on nous entende lorsque nous nous plaignons des stéréotypes et de la discrimination. Nous n’aurions pas à nous plaindre des mesures particulières dont nous faisons l’objet dans les aéroports. Pour dire les choses directement, nous, musulmans ne devons pas seulement nous joindre à la guerre contre la terreur. Nous devons en prendre la tête. »
Nous aurions besoin d’un engagement de musulmans français de ce type. Pour cela, il faudrait ne pas décourager les bonnes volontés et ne pas considérer comme des transfuges douteux ceux qui se détournent de l’islam tel qu’il est. Et il faudrait au contraire assurer leur protection. Ce type de mouvement est indispensable pour que la critique légitime de l’islam ne débouche pas sur une mise en accusation des musulmans dans leur ensemble. Si la plupart des musulmans en désaccord avec les militants de l’islam se taisent et si les hommes et les femmes courageux qui parlent sont déconsidérés, l’amalgame est à redouter.
Nous avons intérêt, l’État a intérêt, à favoriser l’émergence de ce courant de pensée musulman en France, plutôt que de flatter dans le sens du poil ceux qui nous expliquent que l’islam tel qu’il est doit le rester parce qu’il serait un gage de tranquillité. Toute action politique en la matière devrait ainsi être évaluée à l’aulne de cet objectif : « Est-ce qu’elle contribue à soutenir et épauler les hommes et les femmes courageux qui sont engagés dans ce processus de réforme ? Est-ce qu’elle aide les incroyants de culture musulmane à vivre leur vie, à exercer leur liberté de penser sans crainte ? Ou, au contraire, est-ce qu’elle livre les tièdes à la tutelle des islamistes ? »
Riposte Laïque : Vous avez mené, en tant que démographe, des débats assez vifs avec certains de vos collègues sur les statistiques ethniques. Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs le contexte de ces débats, et votre position, aujourd’hui, sur cette question ?
Michèle Tribalat : C’est un débat qui remonte à la fin des années 1980. J’étais alors à la tête d’un projet d’enquête qui cherchait à étudier les comportements des immigrés et de leurs descendants au fil des générations, ce qui nécessitait de construire un outil comportant la génération des immigrés (ceux qui se sont déplacés) et celle de leurs enfants nés en France et qui sont français, quelquefois depuis la naissance. Distinguer des Français par origine n’allait pas sans oppositions, sans réticences à l’intérieur de la statistique publique. Mais la sortie des résultats de l’enquête en 1995-96 n’a pas posé de difficultés majeures, même si la statistique publique, partie prenante, a tremblé de peur tout au long de cette opération.
J’avais déjà eu recours à ce type de catégories statistiques dans d’autres écrits antérieurs, passés alors relativement inaperçus. Plus tard, à la fin des années 1990, certains collègues se sont amusés à allumer l’incendie, et ce quelques années après les publications des résultats de cette enquête. J’ai eu droit à toutes les injures et anathèmes possibles sur la question pendant de nombreux mois et, puisque j’étais l’accusée, je n’ai guère eu l’occasion de me défendre sauf à France Culture dans Question d’époque, une émission d’Eliane Contini.
Cela a été une période difficile mais aussi une expérience inoubliable qui m’a durci le cuir. J’ai toujours pensé que la connaissance était indispensable à la formulation des diagnostics et donc à l’élaboration des politiques. J’ai développé depuis d’autres outils partiels à partir des recensements et, ensuite, des enquêtes annuelles qui ont remplacé les recensements, notamment pour l’étude des concentrations ethniques et des voisinages. Je n’ai pas de frein idéologique sur la manière de faire mon métier car je trouve que la question de l’usage que pourraient faire certains esprits mal intentionnés de mes travaux n’est pas de mon ressort et a un relent soviétique qui ne me plaît guère. Un débat argumenté à partir de la connaissance du réel est toujours préférable à un débat fumeux sur des données inconnues que chacun peut manipuler à sa guise. Ces catégories dites ethniques, je les ai donc mises en application depuis plus de 20 ans. La renaissance périodique de l’inquisition en la matière me fait donc plutôt sourire.
Par ailleurs, ce pourquoi on m’aurait mise au bûcher en d’autres temps, est aujourd’hui recommandé par la CNIL et même avalisé par le Conseil constitutionnel. Les données sur la filiation sont aujourd’hui monnaie courante, même si on est encore loin des questions adéquates pour obtenir l’information utile. Pays et nationalité de naissance des parents ne permettent pas de distinguer les nombreux enfants de rapatriés des nombreux enfants d’immigrés. Mais, ce qui fait problème aujourd’hui, ce sont les données ethnoraciales. Autrement dit la production de données statistiques selon la couleur de la peau ou des appartenances ethniques du type arabe ou asiatique, comme il s’en produit aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Le problème n’est pas celui de la confidentialité des données car, en la matière, il n’y a plus vraiment de difficulté technique (cryptage, anonymisation des données).
Ce qui me gêne dans le débat actuel est l’absence de cohérence. On ne veut pas construire les instruments permettant de mesurer, mais on veut quand même disposer des informations. On refuse donc d’élaborer des données de qualité sans renoncer au chiffre. Et ce sont aujourd’hui les groupes de pressions tels que le CRAN qui bénéficient de la légitimité statistique. Et pourquoi ? Parce que le charismatique président M. Lozès président du CRAN sait sans doute de quoi il parle. Il connaîtrait donc le nombre de noirs en France, parce que noir (voir courrier à France culture à la suite d’une émission sur la diversité ). L’usage de telles données reste lui-même problématique à l’intérieur de la statistique publique. On voudrait avoir les garanties qu’elles ne soient utilisées que pour faire avancer la cause des populations en question, lutter contre les discriminations, lutter contre les « idées reçues » etc.
On dirait aujourd’hui faire avancer la cause de la diversité. L’idée que l’on élabore une connaissance générale de ces populations et que, en la matière, la liberté soit de mise n’est guère acquise. Cette question tracasse beaucoup la statistique publique qui aimerait contrôler l’usage de ces données. Dans le colloque du CRAN du 18 octobre 2007, Statistique et diversité, Guy Desplanques de l’Insee déclarait : « Les enquêtes réalisées par l’Insee, en partenariat ou non avec d’autres organismes, ont vocation à devenir des matériaux publics, dans le respect des lois de 1978 sur le secret statistique et de la loi informatique et liberté. Il est donc possible que des chercheurs définissent eux-mêmes des regroupements de modalités aux questions ouvertes, s’apparentant à des nomenclatures. Il s’agira dans ce cas d’études au coup par coup, dont l’Insee n’a pas à juger de la pertinence. Il serait cependant souhaitable que les utilisateurs de ces données s’engagent moralement à ne pas utiliser ces questions subjectives pour réaliser des comptages. » Compter n’est-il pas une des premières missions de la statistique publique ?
http://www.ripostelaique.com/Michele-Tribalat-demographe-auteur.html
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