Les nombreux supporters libanais de l'équipe de football allemande aiment surtout les références au nazisme.
«Himmler? Goebbels? Mais ce sont de grands hommes européens! Et les Allemands qui viennent faire du tourisme au Liban sont très contents de voir ça.» L'homme ouvre des yeux ronds, ne comprenant pas ma mine déconfite devant l'étrange menu affiché au mur de son estaminet: des sandwiches aux noms les plus incongrus les uns que les autres y sont exposés en photo, du burger Himmler au hot-dog Napoléon, tandis que les nombreux étudiants de l'Université américaine de Beyrouth, située juste en face, font la queue à la caisse.
Pour le propriétaire des lieux, qui insiste vivement pour que j'essaie un cocktail de fruits au nom de Monsieur Propagande du IIIe Reich, son initiative est à prendre comme un hommage rendu à une Allemagne puissante et glorieuse. Au Liban, où il n'est pas rare non plus qu'un chien se retrouve lui aussi baptisé «Himmler» (comme le sandwich) parce que c'est un berger allemand, ce phénomène n'est pas isolé. Mais il peut s'observer particulièrement bien tous les quatre ans, lorsque le pays respire au rythme de la Coupe du monde de football.
Partout dans le pays, les vendeurs de rue ont commencé à faire fortune deux mois avant le coup d'envoi des festivités sud-africaines. Des bouquets de drapeaux ont fleuri à chaque carrefour: il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes, à accrocher aux balcons ou à coincer dans la vitre arrière des voitures. Les Libanais se passionnent pour la grand-messe mondiale du ballon rond, et affichent clairement leur préférence.
Mais, à leur grand désarroi, le Liban ne s'étant jamais qualifié pour la phase finale, les fans de foot libanais reportent leur soutien inconditionnel sur d'autres équipes: vainqueur toutes catégories, le Brésil rallie les masses, ses artistes du ballon rond exposant peu leurs fans au risque de faire grise mine. Arrivent ensuite l'Italie et l'Allemagne. Celle-ci a donné au monde la sacro-sainte BMW 6 cylindres, extrêmement appréciée au pays du cèdre; la patrie de Goethe est aussi celle de Mercedes et de la Wehrmacht, symboles de force, d'ordre et de robustesse.
Mais au Liban, la République fédérale traîne aussi son sombre passé derrière elle et le drapeau noir-rouge-or adopté par Bonn le 23 mai 1949 se retrouve parfois frappé d'une svastika, sans que cela ne semble choquer outre mesure. L'incompréhension est telle qu'en 1998, lors d'une retransmission publique et sur écran géant d'un match de Coupe du monde au cours duquel l'Allemagne jouait sa place, une rixe avait éclaté entre un groupe de spectateurs français et un autre de Libanais qui arboraient le fameux drapeau à svastika.
Si le phénomène peut surprendre, voire choquer, plusieurs explications - ne s'excluant pas toujours mutuellement dans la tête de nombreux Libanais - peuvent être avancées: dans une confusion des genres et des combats totale, l'amalgame est rapidement fait entre lutte contre le sionisme et l'anéantissement des juifs, comme on l'entend parfois dans les discussions de salons beyrouthins, toutes catégories sociales et appartenances religieuses confondues. Un Libanais m'expliquait le raisonnement avec un peu de recul: «Nous ne poussons pas très loin la réflexion à ce niveau. Beaucoup de gens ici se disent que si Hitler avait exterminé les juifs jusqu'au dernier, il n'y aurait pas eu besoin de créer l'Etat d'Israël en 1948. Ainsi, tous les problèmes régionaux actuels n'auraient jamais existé.»
Il est pourtant facile de tordre le cou à cette géopolitique-fiction, comme le fit d'ailleurs cette même personne dans la foulée: «Le problème, c'est que les gens réfléchissant ainsi ne se disent pas qu'ils auraient peut-être été les prochains sur la liste, après les homosexuels, les tsiganes, les juifs... Et puis beaucoup d'Arabes pensent que ce que les Israéliens ont fait au cours des 60 dernières années est pire que ce que les juifs ont subi durant la Deuxième Guerre mondiale.»
Ces raccourcis historiques s'appliquent également aux personnalités plus récentes. Ainsi, le président du Front national Jean-Marie Le Pen jouit d'une très bonne image auprès de nombreux Libanais - chrétiens comme musulmans - grâce à ses slogans-enclumes comme «La France aux Français». Il n'y a pas si longtemps, lorsque la Syrie occupait le pays du cèdre, cette petite phrase se décalquait facilement en «Le Liban aux Libanais». Elle est toujours perçue comme d'actualité pour les nombreux adversaires d'Israël, qui réclament la libération des fermes de Chebaa.
Après 1945: de la science-fiction
Mais c'est surtout sur les bancs de l'école qu'il faut retourner pour trouver une vraie réponse à ce mélange entre nappes et torchons: la méconnaissance - quand ce n'est pas l'absence de connaissance tout court - de l'histoire est patente. Le programme officiel d'histoire pour les lycéens s'arrête en 1945. La Seconde Guerre mondiale y est abordée avec, en tête de pont, un long chapitre sur l'Union soviétique et le communisme, suivi d'autres sur la Résistance française - souvent prise comme exemple par les sympathisants du Hezbollah -, le front de l'Est, l'entrée en guerre des Etats-Unis. Le nazisme y est abordé, mais le génocide opéré par le IIIe Reich y est à peine évoqué. Plus inquiétant, ne serait-ce qu'en termes de culture générale, l'après-1945 tombe dans la case «science-fiction»: 1948 et la création d'Israël, les guerres israélo-arabes (ou arabo-israéliennes comme elles sont appelées dans les pays arabes) de 1967 et 1973 demeurent pratiquement inconnues des étudiants libanais qui ne s'en tiendraient qu'au programme officiel, sans chercher à aller voir plus loin.
Ecoles et universités publiques s'abstiennent de se frotter à l'histoire contemporaine, un manuel de cours unifié n'ayant jamais pu sortir des tiroirs de l'administration, faute de consensus: élaboré il y a déjà plusieurs années, il n'a pu faire l'unanimité parmi les différents groupes politiques, sociaux et confessionnels du pays. En effet, comment aborder - dans l'enseignement mais aussi dans les médias, la culture, et tout véhicule y touchant - la lutte armée palestinienne, les invasions israéliennes, l'occupation syrienne sans générer de tensions qui dégénèreraient rapidement? Comment retracer, trente ans plus tard, les causes d'un conflit civil qui mit le pays à feu et à sang pendant quinze ans pour se terminer sur un accord tacite: ni vainqueur, ni vaincu?
Chaque parti, ex-milice, groupes sociopolitiques, voit midi à sa porte, selon son propre vécu, ses défaites, ses victoires, sa puissance actuelle ou passée et ses affinités politiques avec l'étranger. Le difficile mais nécessaire travail de mémoire qu'il aurait fallu effectuer en 1990, à la fin de la guerre civile, a été enterré au profit d'un vivre-ensemble bancal. L'absence de cours d'histoire contemporaine dans l'enseignement public en est l'une des conséquences les plus insidieuses.
Pour ce qui est de l'enseignement privé, le constat est légèrement plus encourageant, chaque établissement ayant plus de latitudes pour se fournir en livres d'histoire. Mais chaque année, le bureau de la censure au sein de la Sûreté générale (l'une des branches du ministère de l'Intérieur) rejette des manuels importés de l'étranger ou en biffe certaines pages, comme cela est arrivé plusieurs fois ces derniers mois. Officiellement, l'Etat libanais bannit tout livre «présentant favorablement les juifs, Israël et le sionisme», mais en réalité, c'est tout un pan de la littérature qui se retrouve exposé aux ciseaux des censeurs sous ce prétexte. Le journal d'Anne Frank par exemple, en a fait récemment les frais.
Résultat: la lecture de l'histoire des 50 dernières années constitue sans doute l'une des questions les plus sensibles que le Liban doit encore résoudre, sans que des progrès ne soient initiés en ce sens. C'est dire si le travail à réaliser est immense, comme le symbolise parfaitement l'apparition impromptue de svastikas lors d'une simple compétition de football en 2010.
Slate
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