lundi 28 septembre 2009

"les musulmans doivent se demander ce qu'ils peuvent faire pour l'humanité avant d'exiger que l'humanité les respecte !".

La Porsche noire, le play-boy et la burqa, par Tahar Ben Jelloun

LE MONDE

Le choc des civilisations se remarque parfois dans des situations ridicules, des comportements stupides provoqués par l'arrogance et l'ignorance. Ainsi, j'étais l'autre jour dans le sud du Maroc et j'ai assisté à cette scène : une voiture décapotable arrive à toute vitesse sur une route étroite, une piste pleine de trous. Une voiture de sport, peut-être une Porsche. Elle est conduite par un jeune, tête rasée à la mode, lunettes noires, cigarette aux lèvres et téléphone portable dans une main. Une voiture qui coûte cher, le prix d'une prairie, le prix d'une vie de travail à l'étranger ou le salaire d'un prince. La voiture s'arrête à notre niveau. Le jeune homme est fier de son machin. Il montre le pays à une femme assise à ses côtés, mais une femme enveloppée entièrement d'un voile noir, mains gantées de noir, et sur la fente, pour qu'elle puisse voir, elle a posé des lunettes noires. Un fantôme, une chose qui bouge à peine, mais ne parle pas. Cela me rappelle les dernières pages des Voix de Marrakech d'Elias Canetti, où il décrit une chose noire qui se meut à peine, mais dont on ne voit ni le corps ni aucun membre. Peut-être quelqu'un d'humain est là.

Le jeune homme sort de la Porsche, allume une cigarette et dit en français : "C'est beau mon pays !" La femme séquestrée dans ce linceul noir hoche la tête. Elle ne prononce aucun mot. Sans que je lui parle, il me dit : "Je me suis marié, et je repars avec elle, mais problème papiers, ils veulent photo identité visage découvert, ils sont fous, enfin Allah est grand !" Il passe plusieurs fois la main sur l'aile de la voiture comme s'il caressait la jambe d'une jeune fille nue. A son accent, je constate qu'il est du Rif, pays où l'on cultive du kif, avec lequel on fait le haschisch. Argent facile. Il conduit un engin comme s'il était prêt à s'embarquer pour la Lune et traite sa femme ou celle supposée être sa femme comme une esclave, une chose, un paquet enveloppé dans un service funéraire. Evidemment, il téléphone avec son portable et parle en néerlandais. Il vient de Rotterdam, car la voiture y est immatriculée. La chose le suivra dans son pays d'immigration, ou bien chargera-t-il ses parents de lui livrer le paquet par la poste ?

En repartant, il s'arrange pour que nous recevions un nuage de poussière. La chose noire n'est plus visible. Je n'ai pas eu envie de lui parler. Cela n'aurait servi à rien. Il doit avoir peur des femmes. C'est un problème d'ordre intime et relève de la psychiatrie. Il a peur qu'on lui prenne sa femme, qu'on la viole avec le regard, qu'on la désire en rêve. Alors qu'il la garde en attendant que la pauvre se réveille un jour et prenne sa revanche. C'est déjà arrivé.

Cet individu illustre à lui tout seul toutes les contradictions d'une mentalité de l'âge de pierre avec un pied dans le XXIe siècle. Il utilise les moyens techniques les plus sophistiqués et en même temps traite sa femme comme du bétail.

Ce genre de situation a été dénoncé de manière courageuse et forte par une femme arabe, une psychologue vivant à Los Angeles, qui a débattu il y a quelques mois avec un théologien égyptien sur la chaîne Al-Jazira. C'était le choc de l'année. J'ai retranscrit ce qu'elle a dit et vous en donne quelques passages : "Ce à quoi nous assistons aujourd'hui, ce n'est pas un choc des civilisations, mais une opposition entre des mentalités du Moyen Age et des mentalités du XXIe siècle ; entre la civilisation et l'arriération, entre la barbarie et la rationalité, entre la démocratie et la dictature, entre la liberté et la répression ; c'est un choc entre les droits de l'homme d'une part, et la violation de ces droits de l'autre. C'est un choc entre ceux qui traitent les femmes comme des bêtes et ceux qui les traitent comme des êtres humains..."

Cette femme, à visage découvert évidemment, parle calmement, martèle ses mots et dit ses vérités à un monde où règne l'hypocrisie et l'obscurantisme. Quand elle dit haut et fort qu'elle est laïque et que la foi est d'ordre privé, son interlocuteur hurle, affolé : "Tu es athée, athée, ennemie de l'islam !"

Qu'on le veuille ou non, il y a bel et bien deux mondes qui s'opposent aujourd'hui : celui de la liberté et celui de la barbarie, celle notamment qui a fait démolir des statues bouddhistes en Afghanistan et interdit aux femmes d'aller à l'école ou d'enseigner, de se faire soigner par un médecin homme, de rire de manière audible, d'écouter de la musique, de se maquiller (des femmes ont eu les doigts tranchés parce qu'elles ont mis du vernis sur leurs ongles), etc. La barbarie qui envoie des jeunes gens se faire exploser dans des lieux publics, celle qui menace la paix du monde en se réclamant d'un islam qui n'a rien à voir avec cette brutalité et cette folie. Comme a dit la femme courageuse, "les musulmans doivent se demander ce qu'ils peuvent faire pour l'humanité avant d'exiger que l'humanité les respecte !".

On a beau dire et répéter que l'Afghanistan et ses talibans ne représentent pas l'islam, que ce qu'ils font est en totale contradiction avec l'esprit et la lettre musulmans, c'est au nom de cette religion qu'ils agissent et parviennent à contaminer une partie de la jeunesse d'origine musulmane, qu'elle soit en Europe ou dans les pays du Maghreb.

Le jeune immigré à la Porsche noire avec la femme en noir a disparu convaincu qu'il est un bon musulman, un homme de son temps et probablement un mari qui ne sera jamais cocu !


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Tahar Ben Jelloun est écrivain

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