dimanche 10 janvier 2010

"ne pas parler aux Blancs"

Le Point

Un médecin jette l'éponge

Agressé pour la deuxième fois dans son cabinet de la cité Floréal à Saint-Denis, le docteur Adjadj met la clé sous la porte. Témoignage.

Il y a presque deux ans, Le Point s'était immergé deux semaines dans un quartier chaud du « 9-3 » : la cité Floréal-Saussaie-Courtille, à Saint-Denis. Nous avions alors raconté le quotidien des habitants confrontés à une poignée de caïds qui imposaient leur loi. Depuis, dans cette cité qui au premier abord n'a rien d'un ghetto, la violence est encore montée d'un cran. Vendredi dernier, l'école maternelle Pasteur était fermée après l'agression d'une enseignante sur le parking de l'établissement. A la poste, un écriteau indiquait qu'à la suite d'une attaque à main armée le bureau resterait fermé deux jours. A quelques mètres de là, l'un des trois kinésithérapeutes du quartier se remettait d'une agression, survenue lundi à son cabinet, et d'un vol de 80 euros. Dans l'immeuble d'en face, le médecin généraliste prenait la décision de quitter la cité après avoir été attaqué lui aussi dans son cabinet. Le docteur Philippe Adjadj, 42 ans, issu lui-même d'une cité, exerçait ici depuis sept ans et demi. Pour tous, il était celui qui soigne mais aussi celui qui écoute, conseille, réconforte... Il y a deux ans, il avait raconté au Point sa fierté d'être médecin au coeur de ce quartier défavorisé mais aussi la difficulté d'y rester. Aujourd'hui, la mort dans l'âme, il s'en va et explique pourquoi.

« La salle d'attente était pleine à craquer. Remplie de petits bouts de chou de 0 à 3 ans avec leur maman. Vers 18h30, on a frappé à la porte, c'était un homme plié en deux, soi-disant blessé. Ma secrétaire lui a ouvert. Trois Blacks, la capuche bien enfoncée et le pull à col roulé relevé jusqu'aux oreilles, sont rentrés de force dans le cabinet. Ils avaient des bombes lacrymogènes, ils ont hurlé sur les enfants et les mamans qui voulaient s'enfuir. Ils ont pris la caisse, mon portable, ma carte bancaire avec le code. Le tout en moins de dix minutes.

Le kiné lundi, moi mardi, la poste mercredi et, la semaine d'avant, l'institutrice. Depuis un an, la cité croule sous les agressions, et il ne se passe rien. On deale, on arrache les sacs en toute impunité. Les caïds tiennent au moins trois immeubles. Ils ont les clés des caves, des parties communes, des garages dans lesquels ils font leur business tranquillement. Chaque fois qu'un serrurier vient, ils l'agressent pour récupérer les nouvelles clés. »

« Ici, c'est le ghetto. » « Ici, il n'y pas plus d'autorité. Les policiers, vous les voyez le matin lorsqu'ils viennent acheter leurs croissants à la boulangerie. Et puis, c'est fini. Mais comment leur en vouloir ? Ils sont débordés et eux-mêmes se considèrent désormais comme des victimes... Dès qu'ils entrent dans la cité, on les insulte, on leur lance des projectiles, et sans doute on leur tirera dessus comme à Villiers- le-Bel. Il faudrait une présence policière permanente et une antenne de justice. Nous payons tous de lourdes taxes professionnelles, moi, par exemple : 6 500 euros par an. A quoi sert cet argent ?

J'établis par semaine entre deux et cinq ITT [incapacité totale de travail] à la suite d'agressions. La violence est extrême. Avant, les voyous piquaient le sac et s'enfuyaient. Aujourd'hui, ils volent et tabassent gratuitement. Le jour où j'ai été attaqué, une femme a été agressée dans sa voiture, ils l'ont défigurée pour lui voler son véhicule...

C'est la deuxième fois en moins de deux ans que l'on m'attaque. Une de trop. En septembre 2005, trois jeunes cagoulés m'avaient menacé avec une arme et j'avais pris un coup de pistolet sur la tête. Une patiente m'avait aidé à les faire fuir en leur jetant une chaise dessus. Le lendemain, j'avais les trois noms de mes agresseurs dans la boîte aux lettres. Trois noms que j'ai communiqués à la police. Jamais personne ne m'a tenu informé de la suite de l'enquête. Un jour, j'ai téléphoné au lieutenant qui avait pris ma plainte. "Vos agresseurs ont été arrêtés, ils sont à la prison de Villepinte", m'a-t-il répondu. J'ai appris qu'ils étaient ressortis quatorze jours plus tard de la "prison PlayStation", comme on l'appelle ici. Jamais je n'ai été convoqué chez un juge, jamais je n'ai reçu la moindre lettre du tribunal.

J'ai 42 ans, et je ne veux pas que mes quatre enfants se retrouvent orphelins parce qu'un gamin de 17 ans m'a tué pour 50 euros. Depuis mon agression, ma femme ne dort plus. Moi-même, j'exerce la peur au ventre. Quand je fais mes visites le matin, je me dis que je risque de me faire attaquer. Dès que la sonnette du cabinet retentit, je sursaute. Chaque soir, un patient m'attend pour m'accompagner jusqu'à la voiture.

Je pars le coeur gros. C'est pour aider les autres que je suis venu ici. Après ma première agression, tout le monde m'a conseillé de partir : "Tu en as assez fait, laisse tomber." J'ai choisi de rester, d'aller jusqu'au bout. J'aime mon travail. J'ai vraiment l'impression d'être utile. Sur vingt consultations, dix sont médicales, le reste, c'est du soutien psychologique ou social. Les gamins viennent me voir pour préparer un exposé ou résoudre un problème de maths. Presque 20 % de mes actes sont gratuits : il y a celui qui est malade et en situation irrégulière, celui qui n'a pas fait les papiers pour obtenir la CMU. Qui va s'occuper d'eux désormais ?

Il y a neuf mois, la mairie de Saint-Denis a organisé une réunion pour essayer de réorganiser les soins. Tous les professionnels de santé étaient invités, mais nous n'étions qu'une vingtaine. On nous a fait comprendre qu'il fallait désormais que l'on se regroupe dans une sorte de centre de soins bunkérisé avec des vigiles. Faut-il examiner les gens avec un gilet pare-balles et une arme à la main ?

Ici, c'est le ghetto. Depuis plusieurs années, ne s'installent que les plus pauvres, venus d'Afrique noire... La situation a commencé à se dégrader avec la vague antisémite qui a déferlé sur la Seine-Saint-Denis au milieu des années 90. Toute la population juive installée depuis trente ou quarante ans a quitté les lieux. Les familles maghrébines lui ont emboîté le pas. Chaque fois, elles ont été remplacées par des familles venues d'Afrique noire, parfois polygames. Le problème de la polygamie ne saute pas aux yeux parce que chaque épouse a un statut de mère isolée et un appartement où elle vit avec ses enfants. Les enfants sont déboussolés. Ils ne se reconnaissent pas comme français. Ils n'ont pas ici leurs grands-parents, leurs oncles, leurs tantes, ils se sentent isolés. La violence est montée au fur et à mesure qu'ils grandissaient. »

« Aucune limite. » « Quelles motivations pour les jeunes ici quand le type à côté de chez vous n'a rien, celui d'en dessous non plus et qu'ils sont tous de la même couleur de peau que vous ? Dès que vous avez un boulot correct, vous partez, parce que vous ne pouvez pas faire grandir vos enfants dans de bonnes conditions. Le tissu familial aussi s'est délité. Beaucoup de femmes se sont retrouvées seules pour élever leurs enfants parce que le mari est parti vivre avec une autre. Faute de père, le gamin se prend pour le chef à la maison. Dans mon cabinet, les enfants courent dans tous les sens, ouvrent les placards, touchent à tout. Je leur dis d'arrêter, une fois, deux fois, ils recommencent. A la troisième, je les prends par l'épaule et je menace de les mettre dehors. La fois suivante, leur comportement a changé, ils sont plus calmes. J'explique alors à la mère que ce n'est pas à moi de les cadrer, mais à elle. Ces enfants auxquels personne ne fixe de limites, dans cinq ans, ils commenceront à s'attaquer aux gamins de leur âge.

Avant, dans mon cabinet, on pouvait parler de tout sans tabou : Israël, l'Aïd-el-Kébir, Noël... Parfois, j'hésitais même à ouvrir la porte de la salle d'attente quand j'entendais mes patients discuter de tout, ensemble, entre musulmans, juifs, catholiques. Aujourd'hui, j'entends des mères de familles africaines dire à leurs enfants de ne pas parler aux Blancs. Et certains jeunes Blacks me disent que la cité leur appartient. »

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